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L’ADOLESCENCE EN BRETAGNE

INDÉCISION


Qui n’aimerait les soirs, les soirs éblouissans
Où l’orchestre fascine et le cœur et les sens,
Quand on l’aperçoit là, quand on s’approche d’elle.
Et que son œil tremblant vous cherche et vous appelle,
Et qu’on suit à l’écart, sur les parquets dorés.
Le moindre mouvement de ses pas adorés ?
Alors tout s’embellit, tout prend un nouveau charme ;
Et si l’àme retrouve un soupir, une larme,
Un de ces mots empreints d’amour et de frayeur.
Ils se perdent bientôt dans l’ivresse du cœur.
Le tumulte des sons offre un si doux mystère.
Quand chaque regard montre un secret qu’on veut taire !

Espérance voilée, aveux redits tout bas,
Quel charme !… et ce soir-là je ne l’espérais pas !
Ce soir-là, sans la voir, dans la salle remplie
J’avais porté mon trouble et ma mélancolie.
Ému par la douceur des instruments, j’allais
Rêvant, au bruit du bal, de magiques palais.
Fantastique royaume, éblouissant de flammes,
Qu’embaumaient tour à tour les parfums et les femmes.

Mais il fallut sortir de ce monde enchanté :
Près d’un cercle élégant bientôt je m’arrêtai.
Car mes yeux, tout à coup détachés de la salle.
Le long des blancs rideaux trouvaient un rayon pâle ;
Et c’est la lune errante au foud d’un ciel d’azur.
Qui semait dans la nuit les éclairs d’un jour pur,
Et ce reflet d’en haut, cette flamme meilleure
Éveillaient dans mon sein la lyre intérieure.
J’admirais donc le ciel limpide et découvert.
Et ses reflets tombants sur le gazon moins vert
Quand, près de la croisée où restait une place,
Emma, la blonde Emma, vint s’asseoir demi-lasse.
Elle rêvait aussi : la lune, en ce moment,
Entourait ses beaux traits d’un nuage charmant,
Et redoublait de grâce, en effleurant la tête
De la jeune beauté nonchalante et distraite.