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LECONTE DE LISLE

éternel besoin d’aimer, de regarder, de jouir musiciennement de l’œil. L’œil n’a pas plutôt vu que le cœur bat, mais c’est une affection toute d’esthétique plutôt que de sentimentalité. Il y a toujours dans le créole une vocation de peintre qui, ne se satisfaisant point, se métamorphose en amorosité. Leconte de Lisle chérira, d’une souple spontanéité, toutes les jeunes filles jolies qu’il rencontrera, avec une constante et égale disposition au bonheur. Bonheur qui ne sera nullement fait de vanité victorieuse comme chez le Français d’Europe, mais de volupté contemplative, « d’harmonie » égalitaire et silencieuse, d’accord humble et fier avec la nature où l’on se fond, ce qui est la vraie « intégralité ». Loin d’être foncièrement pessimiste, Leconte de Lisle était très richement apte à la félicité et il y aspirait de tout son être. Elle tenait pour lui dans la plénitude, l’intégralité de l’organisme, Contant l’histoire de deux jeunes gens du Cap se fiançant juste en 1827, il s’écrie[1] :


Qu’ils étaient heureux et beaux de leur bonheur ces deux jeunes amants venus l’un vers l’autre des deux bouts du monde ! Que la vie leur semblait riche et sublime ! Que la brise chantait de joyeuses mélodies dans les larges feuilles dont l’ombre les abritait ! Que ces fruits éclatants de l’Afrique étaient parfumés !… — Nous aimons les gens heureux, ils donnent seuls une raison d’être à l’humanité… Nous oserons même proclamer qu’il n’est rien tel au monde que d’être païen, couronné

  1. Ces lignes sont extraites de la nouvelle inconnue la Rivière des Songes. Nous en supprimons les phrases d’ironie qui ne prennent leur sens vrai que dans l’ensemble du récit.