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d’exception que toutes les conditions de la vie empêchent, et c’est un grand lutteur, puisque seuls persistent ceux qui ont un génie vigoureux, ardent à vivre, à s’affirmer.

« Réjouissons-nous de cette tuerie. Cependant, on n’a pas tout fait pour la haute culture, en France, quand on a empêché les présomptueux et les débiles d’y collaborer. Si Leconte de Lisle et Anatole France, en dépit des plus ingénieux obstacles, ne veulent pas se décourager, il est sage, à un instant donné, d’abaisser les barrières et d’accepter les services que ces obstinés apportent au pays.

« On a bien fait de pensionner Leconte de Lisle ; ce n’est pas à lui qu’on rendait le meilleur service, c’est à la nation. Je me tiens à examiner des chiffres : dans cinquante ans ses œuvres tomberont dans le domaine public, et les imprimeurs, les libraires, le commerce français en tireront des avantages infiniment supérieurs aux appointements additionnés que le Sénat lui a fournis. Au total, c’est l’écrivain qui aura été exploité. Avez-vous calculé la somme qu’il faudrait verser à un Hugo, à un Balzac, si l’on voulait tenir compte de la plus-value commerciale qu’ils ont donnée aux industries du papier ? Et je néglige ceci que les écrivains sont le pain des professeurs. Et puis, enfin, il y a l’honneur, il y a la moralité générale. On ne plaint pas l’argent sacrifié pour créer des écoles, des chaires, des laboratoires, des missions : l’œuvre d’un véritable écrivain est le plus fécond et le moins coûteux des enseignements.

« Quand je pense à ce que j’ai payé de cachets, depuis que j’existe, à des maîtres, pour mon baccalauréat, à des professeurs de violon, d’escrime, de natation, de gymnastique, et que je suis si parfaitement médiocre dans tous les arts où ils me guidaient, je suis confus de m’être inslruit graluitement auprès de Pascal, Rousseau, Chateaubriand et des autres, jusque Leconte de Lisle. Et la société entière est dans mon cas à leur endroit. Nous pourrions donc prendre nos précautions et veiller à ce que notre génération (c’est-à-dire notre budget public) acquittât envers les plus illustres penseurs et artistes nos contemporains les services qu’ils se préparent à rendre à nos fils et petits-fils… »

Maurice Barrès : Journal.