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ralité plus flagrante que rindifférence et le mépris de la beauté ? Est-il quelque chose de plus odieux que la sécheresse du cœur et l’impuissance de l’esprit en face de la nature éternelle ? J’ai toujours pensé pour mon propre compte que l’homme ainsi fait n’était qu’une monstrueuse et haïssable créature. Qui donc en délivrera le monde ?


Attaque généreuse dans sa virulence, elle est la même que le poète du Dies iræ, de Aux modernes, l’auteur des Préfaces ne cessera de formuler contre toute l’humanité contemporaine. Seulement Leconte de Lisle condamne plus sévèrement les créoles : de tous les êtres ils sont ceux qui jouissent de la nature la plus magnifique, ceux qui sont plus directement soumis à son heureuse influence. Dédain de ce qui est beauté naturelle ou culture intellectuelle, ce n’est pas cela seul qui révolte Leconte de Lisle, mais surtout une certaine « impassibilité » qui est, à vrai dire, « insensibilité ». Dans une de ses nouvelles, une jeune créole vient d’être enlevée par des noirs marrons : « Tout marcha, écrit Leconte de Lisle, comme d’habitude dans la maison ; seulement il y eut une chambre inoccupée. Que le lecteur ne s’étonne pas de cette indifférence et ne m’accuse point d’exagération. Le créole a le cœur fort peu expansif et trouve parfaitement ridicule de s’attendrir. Ce n’est pas du stoïcisme, mais bien de l’apathie et le plus souvent un vide complet sous la mamelle gauche, comme dirait Barbier. Ceci soit dit sans faire tort à l’exception qui, comme chacun sait, est une irrécusable preuve de la règle générale. »

Il est curieux que ce blâme ait été adressé par celui-là même dont l’opinion générale se plut à faire le type de l’Insensible. On lit ailleurs : « L’un était dur et cruel, quoique brave — comme la plupart des créoles. » Nous savons les motifs de ce jugement et de quels froissements intimes ces mots sont l’expression douloureuse. Leconte de Lisle, à l’époque de l’esclavage, assista à des scènes de cruauté dont la barbarie impressionna profondément son enfance et son adolescence. Il s’en souvint quand 1848 éclata : c’est alors que, créole, il se mit à la tête d’un comité de compatriotes réclamant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Il advint que, dans son pays, on ignora toujours le nom de ses compagnons, mais que l’on se rappela longtemps le sien et