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Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M’engloutir dans la nuit qui n’aura point d’aurore
Au grondement immense et morne de la mer !


L’adolescent eut l’orgueil d’être né sur une terre de beauté incomparable et il le dit avec une fierté sonore. L’homme sentit et avoua avec sincérité l’angoisse de perdre le souvenir de l’île aimée. La maturité lui apporta la consolation d’une vision nette et musicale du pays lointain, hantise du « paradis perdu ». La première vieillesse exprima le suprême souhait que le corps reposât dans le sol natal.

Et c’est ainsi que, sûr de la virilité de son émotion, il fera — ce qu’il n’avait jamais osé par répugnance pour les réminiscences plaintives des poètes élégiaques (Le Lac, la Tristesse d’Olympio,) etc. — l’évocation de ses premières amours, de la jeune créole qui enchanta sa jeunesse, sans songer à modérer la précision de la vision parce qu’il se savait maître de son cœur : et telle est la sorte de satisfaction calme qu’on éprouve chez le poète à se souvenir des matins créoles du Manchy. On ne sent pas sur la lumière de ce matin l’ombre d’un regret. On n’a pas le sentiment du passé, et c’est tel que si cela existait encore, vraie vertu du souvenir de nous rendre la réalité dans sa force vivifiante et neuve. Leconte de Lisle nous apprend à nous souvenir. C’est le maître de la mémoire du cur. Aussi bien le Passé où il se réfugie n’était-il pas comme celui, dont le regret faisait se révolter les romantiques sur la fuite irréparable du