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émettre de doute ; en quelques minutes le jugement est rendu.

De là cette impression d’énergie que ne donne nul autre. C’est le trait de Voltaire, aussi acéré, aussi perçant, mais lancé par la main ferme d’un justicier convaincu; Voltaire, lui, est un archer adroit, mais qui jongle avec ses flèches, un bateleur mercenaire qui ne se préoccupe que de faire miroiter son élégance et son adresse. Ici tout le brio, mais chez l’autre la majesté d’une fonction « divine ». L’un n’est que la satire corrosive, l’autre l’âpre réquisitoire, la Justice elle-même.

Concision, franchise brutale du jugement, foudroyante simplicité de logique, méthodes déductrices, tours de raisonnement et de style : Si Tolstoï écrivait une histoire de la Russie, ce serait quelque chose d’identique. Leconte de Lisle et Tolstoï ont pour ainsi dire une audace ingénue, ce sont des juges nés juges[1].

  1. Mais précisément le récit sommaire de Leconte de Lisle qui a les contours arrêtés d’une formule, d’un jugement, ne déforme-t-il pas la vérité, est-ce qu’il ne mutile point la vie si complexe, si débordante ? On conçoit mal que la vie se puisse en général exprimer par des termes aussi brefs, qu’elle puisse être contenue dans des lignes aussi rigoureusement tendues. Cependant c’est bien la réalité, quand il écrit, pour prendre un petit exemple : « Le premier ministre Maurepas et les courtisans firent chasser Turgot et Malesherbes », on se dit d’abord que voilà des termes bien violents pour exprimer l’autrichianisme de la cour, la politique cauteleuse, la diplomatie de ruse de ceux qui à la longue parvinrent à obtenir la retraite des ministres réformateurs ; on voudrait une dizaine de petites phrases souples, agiles, soyeuses et brillantes, à facettes, comme l’esprit des courtisans, un style Goncourt, et cependant deux mots de Leconte de Lisle rendent avec autant de fidélité l’essentielle vérité ; somme toute, quand on se reporte à l’époque, l’acte paraît brutal, il le parut alors, les ministres ont bien été chassés, le mot n’est pas trop dur pour ce que fut la chose. Ainsi en va-t-il du reste de l’œuvre.