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nir. En la concentration poétique, le passé et l’avenir se fondent et ne se distinguent plus. De même que Puvis de Chavannes, Leconte de Lisle décrit ses rêves d’avenir, de bonheur collectiviste et naturiste, quand il peint le passé édénique.

Tu n’as pas oublié les premiers bégayements que m’arrachait un instinct de justice sociale et religieuse, — mais non anti-religieuse[1], car il y avait au fond de nos divagations d’enfant sur l’iniquité romaine un sentiment réel de sa mission déviée et comme un acte de foi implicite en la sublimité de l’âme et de Dieu, profanés et blasphémés par elle[2]. Oui, tu te souviens de tout cela et tu regrettes ces années si lointaines déjà. comme si l’avenir ne le réservait rien qui pût leur être comparé. Il existe en ceci une différence de sentiment entre nous. Le souvenir n’amène jamais de tristesse en moi : c’est plutôt une sorte de joie multiple qui ne me fait point défaut quand j’y ai recours, et les mille peines qui me sont encore destinées seront impuissantes à ternir, fût-ce même durant une seconde, ce bonheur ignorant de soi-même de la première jeunesse ; — des joies plus mûres et plus profondes que j’ai goûtées depuis, cette vie intérieure que je garde embaumée dans ma mémoire ! Il se pourrait bien que cette habitude de concentration dans le passé ou dans lavenir et presque jamais dans le présent, nuisît à l’expansion de mes sentiments, même avec un ami tel que toi. Et puis, que d’obstacles encore ! d’irrésistibles idées entraînent, d’impérieuses préoccupations renouvellent pour ainsi dire jour à jour la vie.

  1. Souligné par L. de L.
  2. Voir sa brochure Histoire populaire du christianisme, et particulièrement la dernière page, sa conclusion, si nette, tranchante.