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LECONTE DE LISLE

vivre seul[1], car le contraire se réapprend facilement. Ne crois pas cependant que cela tue le cœur, parce que cela l’élargit. L’individu en souffre, ’homme s’en irrite, mais qui sait si Dieu n’y gagne pas ? »

C’est la claire et précise déclaration de sa conception socialiste de l’humanité, et l’on voit déjà nettement que rimpersonnalisme même de sa poésie, qu’on attribua à un majestueux orgueil, n’était encore que du socialisme.

« Dieu y gagne. » Dieu, c’est-à-dire la vaste collectivité. Leconte de Lisle, pour employer un terme aussi vague, n’est nullement non plus, à cette époque, déïste au sens où on l’entend[2]. Quand, en janvier 1845, il écrit de Saint-Denis à Adamolle à propos de l’incertitude de l’avenir : « Confions-nous en Dieu et ne le blasphémons pas en doutant de sa sagesse et de sa bonté », à la place de « Dieu » on peut tout aussi bien lire « Nature, Destin, etc… ». Il déclare lui-même à la fin d’une autre lettre au même ami qu’il ne sait trop au juste à quoi s’en tenir sur la signification précise de ce mot : c’est même une question qu’ils se posent l’un à l’autre : « qu’est-ce que Dieu ? » et qu’il ne croit pas facilement résoluble, « car il ne s’agit pas seulement, songes-y, de nier ou d’avouer l’existence d’un Être ainsi nommé, mais

  1. Rappelons que le rousseauisme n’est point le désir d’être seul, mais celui d’être loin de la société, des foules turbulentes.
  2. Taine, sans être non plus déiste, écrit dans une lettre de jeunesse : « Mon amour tend aux choses générales ou idéales. Mon objet est le Dieu ou l’Être. » Le Dieu de L. de L. en diffère parce qu’il est synthèse sociale.