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LECONTE DE LISLE

ne peut exister par lui-même, car Dieu ne nous a pas donné une âme et un cœur, distincts l’un de l’autre. Or, ce cœur ne peut être qu’une manifestation particulière de l’âme, c’est-à-dire de l’intelligence. Je dis donc qu’un homme de génie peut fort bien être un égoïste comme on l’entend, n’aimer aucun autre homme que lui, et rester pourtant un homme de génie ; mais que celui qui a un noble cœur, qui toujours est poussé à se dévouer pour ceux qu’il aime, ne peut être ainsi sans avoir une grande intelligence ; car, si nous concevons la substance sans manifestation, sans mode, nous ne saurions concevoir le mode sans la substance, car l’un suppose nécessairement l’autre.

1o Je dis donc qu’il n’existe point de distinction du moral à l’intellectuel en bonne métaphysique ;

2o Que le vulgaire a tort de dire : celui-ci n’a pas d’intelligence, mais il est plein de cœur, il est capable de grands dévoûments, etc. ;

3o Qu’il a encore plus tort de dire : celui-là a certes une belle intelligence, mais il n’a pas de cœur, c’est un égoïste, une âme sèche, etc.

Car, d’une part, le cœur n’existe que parce qu’il y a intelligence ; et d’autre part, parce que, s’il y a intelligence, il y a virtuellement cœur aussi, alors même que ce mode ne nous serait pas visible et palpable.

Je souhaite que tout cela ne t’endorme pas.

Tout à toi de cœur[1].


Mon vieil ami.

J’ai rêvé cette nuit que nous partions ensemble pour la France, avec une énorme provision de tabac et de papier immaculé. C’était charmant. Je me suis réveillé tout plein de foi, j’allume ma pipe et je t’écris. Il me

  1. Souligné par L. de L.