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ne t’en tiendras pas à la surface et tu verras que rien n’est au contraire plus évident.

Il y a en nous, ce me semble, deux sortes de cœur — au figuré s’entend. — Il y a, en première ligne, ce sentiment banal et peu définissable, qui résulte du contact fortuit et continu de deux hommes ; ce besoin de la vue et de la parole accoutumée, — cette routine d’une vie extérieure et commune, qu’on appelle fort généralement amitié ; et au soutien de laquelle on a imaginé la distinction vide de sens du moral à l’intellectuel.

Puis, il y a, en seconde ligne, cette concordance complète d’idées qui unit deux esprits et les confond en un seul. D’où il suit, à mon avis, que ce qu’on nomme un cœur dévoué, sympathique, expansif, etc., etc., non seulement, n’est pas hors l’intelligence, mais, au contraire, est une variété, un phénomène, un mode de cette même intelligence ; — d’où il suit enfin que l’amitié réelle n’est autre qu’un amour intellectuel dont le résultat est l’identité.

À ces assertions tu m’objecteras sans doute qu’il s’est rencontré des hommes d’un génie incontestable qui n’en ont pas moins été des égoïstes incarnés, tandis que les plus humbles créatures humaines ont souvent fait de leur vie entière un seul dévoûment. — L’objection paraît spécieuse, mais au fond, ce n’est qu’un sophisme et je te le ruinerai à l’aide des définitions que je t’ai données ci-dessus; car, songe à ceci : il nous a été donné une âme et un corps seulement ; or, cette âme est tout d’abord intelligente, et c’est parce qu’elle est intelligente qu’elle a le pouvoir de se manifester diversement ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle doive se manifester nécessairement, comme nous en avons mille exemples et comme le prouvent ces hommes de génie qui n’ont jamais aimé d’amitié ou d’amour et qui manquaient de cœur, dans ce sens du moins. Tandis que si le cœur existe, il