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LECONTE DE LISLE

vait donc voir d’un côté, le gros bloc roux et dénudé de la montagne, alors à peine rajeuni de rares touffes de verdure sauvage, mais qui, le soir, s’adoucit d’ombre violâtre ou s’argente à la lune comme un casque d’airain, — et, de l’autre, dans le large bouquet des arbres qui jaillit des « emplacements » voisins, capricieusement frangé de frondaisons, le triangle d’eau bleu intense où éclate par moment une blanche voile de passage. Dans les gros temps, à la saison des ouragans si fréquents alors, le « vent froid de la nuit » siffle dans l’air glacé, les grosses branches gémissent, brisées par la bourrasque, et la sourde clameur des flots parcourt la rue, monte vers le roc trapu sur lequel pèsent lourdement les nues grisâtres. Deux jours après, tout est fini ; le ciel, de la plus grande pureté et de la plus grande délicatesse, rit de son rire léger au-dessus des toits et dans les branches des grands arbres ; la mer est calme et claire ; et là-bas, au crépuscule lumineux, la montagne noire semble « figée dans l’azur ».

Bercé par le rêve, dans ce cadre d’harmonies, Leconte de Lisle allait le moins possible au tribunal ; il était peu jaloux d’y faire entendre sa voix, il préférait écouter celles de la nature. Sa famille se plaint : Il a 24 ans et n’est pas encore sérieux ; c’est un idéaliste endurci qui ne peut s’accoutumer au contact forcé et habituel des clients, même des collègues ; il ne veut voir en tous que des gens fermés à toute autre chose que les aridités ou les broussailles du droit, de professionnels dont la conscience élastique est usée jusqu’à la ficelle. Il est