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V


Ils allaient par les plaines, tous deux, et Pascal s’écria :

— Oui, nos rapports avec la nature sont bouleversés. Imaginez deux hommes sur un grand chemin. L’un marche, l’autre roule. Leur situation à l’égard de la nature sera-t-elle la même ? Oh ! non. L’un recevra d’elle de menues sensations de détail, l’autre une vaste sensation d’ensemble. À pied, vous respirez le parfum de cette plante, vous admirez la nuance de cette fleur, vous entendez le chant de cet oiseau. À bicyclette, vous respirez, vous admirez, vous entendez la nature elle-même. C’est que le mouvement produit tend nos nerfs jusqu’à leur maximum d’intensité et nous dote d’une sensibilité inconnue jusqu’ici.

— J’aime, dit-elle, quand vous parlez de tout cela ; et ce n’est pas, je l’avoue, que je m’attache tant au sens des paroles, mais j’éprouve peu à peu tout ce que vous éprouvez, tellement votre conviction me gagne.

Il continua :

— Et puis, il n’est rien où le résultat obtenu corresponde plus exactement à l’effort donné. On a la joie de créer en vitesse et en impressions l’équivalent de ce qu’on a dépensé en énergie et en espoirs. On avance parce qu’on est fort et souple, et l’on voit de belles choses parce qu’on est capable d’aller les voir. N’y a-t-il pas là de quoi être fier et satisfait ? Oui, satisfait, car chaque coup de pédale reçoit sa récompense immédiate et magnifique. On se réjouit d’être l’objet d’une perpétuelle justice.

Il répéta :

— C’est cela, c’est cela, on se réjouit d’être l’objet d’une perpétuelle justice.

Changeant d’idée, il prononça d’une voix sincère :

— Enfin, surtout, je lui dois à elle, de vous voir ainsi, et c’est un spectacle qui vaut tous les autres, une récompense inappréciable.

De cela en effet il ne se lassait pas, restant derrière elle indéfiniment pour jouir de sa silhouette et de son geste. Il dit :

— Faut-il être aveugle et de mauvaise foi pour refuser à ce sport toute prétention artistique ! Pourquoi l’accorder à un cavalier et pas à nous ? En quoi nous est-il supérieur ? Lui également, si on supprime le cheval en imagination, sera ridicule avec ses jambes écartées, ses genoux ployés et ses pieds rentrés. Mais on le juge, et à bon droit, sans le séparer de sa monture. Pourquoi ne nous apprécie-t-on pas ainsi, nous, selon les lois de notre exercice, selon notre but, qui est d’avancer plus rapidement, sans fatigue, sans secousses, d’utiliser tous les muscles dont nous disposons, de répartir notre énergie comme il convient ? Cela admis, ne pourrait-on dégager, par comparaison et par habitude, l’esthétique d’une