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templèrent sous eux la chute du torrent dont l’écume leur piquait la peau et où se jouaient, dans la poudre irisée, des tronçons d’arc-en-ciel.

Mais des gouttes d’eau tombèrent, et ils durent se réfugier dans une sorte d’auberge malpropre. On leur donna une petite salle. Ils y déballèrent leurs provisions.

Elles étaient copieuses et les vins d’excellente qualité. Lucie, surexcitée par l’imprévu de ce repas, mangea de bon appétit et but en conséquence. Elle bavardait à tort et à travers, s’interrompait au milieu d’une phrase, et attrapait au vol une idée baroque qu’elle énonçait à moitié. Quelques gorgées de Champagne l’achevèrent. Elle se mit à rire à grands éclats. Elle divaguait, la parole difficile. Ses bras gesticulaient. M. Bouju-Gavart s’assit auprès d’elle, et soudain elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.

Affolé, il la serra contre lui :

— Si tu savais… si je pouvais te dire…

Elle lova ses paupières lourdes, tenta faiblement de se dégager, et très bas : « Quoi ? si je savais quoi ? » fit-elle, et elle s’assoupit.

Il l’examina longtemps, sans bouger, le cerveau trouble. Elle respirait à peine. Sa gorge s’enflait et s’abaissait d’un mouvement lent et régulier. Il eut envie d’y porter la main. Mais l’haleine fraîche de Lucie lui caressait le visage,