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J’avançai un fauteuil. Il s’y laissa tomber. Puis, sur mes instances, il accepta un verre d’eau, mais sa main tremblait tellement qu’il ne put le porter à ses lèvres.

— Parlez, mon oncle, m’écriai-je. Jamais je ne vous ai vu ainsi. Il faut que vous ayez éprouvé de grandes émotions…

Il dit, très bas, d’une voix sans accent :

— Les plus grandes émotions de ma vie… des émotions comme jamais personne n’a dû en éprouver… personne… personne…

— Alors, expliquez-vous, je vous en supplie…

— Non… tu ne comprendrais pas… Moi non plus je ne comprends pas… C’est tellement invraisemblable ! Ça se passe dans les ténèbres, dans un monde de ténèbres…

Il y avait sur la table un crayon et du papier. Sa main avait saisi ce crayon et, machinalement, il traçait un de ces dessins à contours vagues, auxquels peu à peu l’action d’une pensée obsédante impose des formes plus nettes. Et le sien, que je voyais se préciser sur la feuille blanche, finissait par représenter trois figures d’apparence géométrique, qui avaient l’air aussi bien de ronds mal faits que de triangles composés de lignes courbes. Au centre de ces figures, cependant, il inscrivit un cercle régulier qu’il noircit entièrement, et qu’il marqua, dans le milieu, d’un point plus noir encore, ainsi que la prunelle est marquée d’une pupille.

— Voilà ! voilà ! s’écria-t-il tout à coup en un sursaut d’agitation. Tiens, regarde ce qui palpite dans les ténèbres. N’est-ce pas à devenir fou ? Regarde…

Il avait empoigné un autre crayon, rouge celui-là, et se précipitant vers le mur, il balafrait le plâtre blanc des trois mêmes figures inexplicables, des trois « cercles triangulaires », au centre desquels il s’appliquait à mettre des prunelles ornées de pupilles.

— Regarde ! ils vivent, n’est-ce pas ? Tu les vois remuer et s’effarer ?… Tu les vois, n’est-ce pas ? Ils vivent ! Ils vivent !

Je crus qu’il allait parler. Mais il n’acheva pas. Ses yeux, d’ordinaire pleins de vie, et candides ainsi que des yeux d’enfant, avaient une expression de méfiance. Il se mit à marcher pendant quelques minutes, puis, à la fin, ouvrant la porte et se retournant vers moi, il me dit avec la même intonation haletante :

— Tu les verras, Victorien, il faut que tu les voies, toi aussi, et que tu m’affirmes qu’ils vivent, comme je les ai vus vivre. Viens dans l’Enclos d’ici une heure, ou plutôt dès que tu entendras un coup de sifflet, et tu les verras, les trois yeux… et beaucoup d’autres choses… Tu verras…

Il sortit.

La maison que nous habitions, le Logis, comme on l’appelait, tournait le dos à la rue et bordait un vieux jardin abrupt et mal entretenu, au sommet duquel commençait le vaste enclos où mon oncle, depuis tant d’années, usait les débris de sa fortune en vaines inventions.

Aussi loin que mes souvenirs pouvaient remonter, j’avais toujours vu ce vieux jardin mal entretenu, et toujours vu, dans un même état de délabrement, cette longue et basse maison avec sa façade de plâtre jaune hérissée de bosses et trouée de lézardes. Jadis j’y habitais, ainsi que ma mère, qui était la sœur de ma tante Dorgeroux. Plus tard, les deux sœurs étant mortes, je venais de Paris, où je faisais mes études, passer mes congés auprès de mon oncle. Il pleurait alors l’assassinat de son pauvre fils Dominique, blessé traîtreusement par un aviateur allemand qu’il avait forcé d’atterrir après un effroyable combat aérien. Mes visites causaient quelque distraction à mon oncle. Mais j’avais dû partir en voyage, et ce n’est qu’à la suite d’une très longue absence que j’étais revenu au