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LES TROIS YEUX
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— Je comprends, mon oncle. Mais, croyez-vous qu’on viendra ?

— Si l’on viendra ! comment, toi qui sais, tu me poses une telle question ? Mais on s’arrachera le moindre coin à prix d’or ! Et j’en suis si sûr que je jette dans l’affaire tout ce qui me reste, mes derniers sous ! En l’espace d’une année, j’amasse des richesses incalculables.

— L’endroit est bien petit, mon oncle, et vous n’aurez qu’un nombre de places restreint.

— Mille places, mille places, confortables ! À deux cents francs la place pour commencer, à mille francs !…

— Oh ! oh ! mon oncle, des places en plein air, exposées à la pluie, au froid, à toutes les intempéries…

— Objection prévue ! L’Enclos sera fermé les jours de pluie. Il me faut le jour, le soleil, les jeux de la lumière, et, même d’autres conditions qui diminueront encore le nombre des séances. Mais que m’importe ! chaque place coûtera deux mille francs, s’il le faut, cinq mille francs ! Je te le dis, il n’y a point de limites. Personne ne voudra mourir sans être venu dans l’Enclos de Noël Dorgeroux. Ah ! Victorien, c’est ce que toi-même, tu ne te doutes pas !… En fin de compte, la réalité dépasse tout ce que tu peux, d’après le témoignage de tes yeux, imaginer de plus extraordinaire.

Je ne pus me retenir de l’interroger.

— Alors, mon oncle, il y a eu des choses nouvelles ?

Il me répondit en hochant la tête :

— Ce n’est pas tant qu’elles soient nouvelles. C’est, avant tout, qu’elles m’ont permis, avec les éléments que je possède déjà, d’aller jusqu’au fond de la vérité.

— Mon oncle, mon oncle, lui dis-je, vous connaissez donc la vérité ?

Il prononça :

— Je la connais tout entière, mon enfant. Je connais ce qui est mon œuvre et ce qui est en dehors de moi. À la place des ténèbres, il n’y a plus qu’une clarté éblouissante.

Et, il ajouta, d’une voix très grave :

— Et c’est inconcevable, mon enfant ! Cela est au delà des rêves les plus extravagants, tout en restant dans le domaine, des faits et des certitudes. Quand l’humanité saura, un frisson sacré remuera la terre, et ceux qui viendront ici en pèlerinage tomberont à genoux… comme j’y suis tombé, moi !… à genoux comme les enfants qui prient en joignant les mains et en pleurant.

Paroles, évidemment, excessives, qui me semblèrent provenir d’un mauvais équilibre d’esprit, mais dont je subis l’influence d’excitation et de fièvre.

— Expliquez-moi, mon oncle, je vous en conjure…

— Plus tard, mon enfant, quand tous les points seront élucidés.

— Que craignez-vous ?

— De toi, rien.

— De qui, alors ?

— De personne. Mais je me défie… À tort, peut-être. Cependant, certaines raisons me donnent à croire que je suis épié, et qu’on cherche à surprendre mon secret… certains indices… des objets déplacés… et puis, surtout, une intuition confuse…

— Tout cela est bien vague, mon oncle.

— Très vague, je l’avoue, dit-il en se redressant. Aussi, excuse-moi si mes précautions sont exagérées, et parlons d’autre chose… de toi, Victorien, de tes projets.

— Je n’ai pas de projets, mon oncle.

— Si, tu en as un tout au moins que tu me caches.