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LES TROIS YEUX
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muraille. Oui, je sais, aucun spectacle ne jaillit d’une muraille, pas plus que d’une couche de substance gris foncé qui n’a pas plus d’un ou deux centimètres. Mais je donne ici la sensation que j’ai éprouvée, qui est celle que des centaines et des centaines de personnes ont éprouvée par la suite, avec la même netteté et la même certitude. Il n’y a pas à épiloguer sur ce fait incontestable : cela jaillissait des profondeurs qui se creusent dans l’océan de la matière, et cela apparaissait brutalement, comme la lueur d’un phare qui s’allumerait au sein même des ténèbres. Après tout, quoi ! quand nous avançons vers un miroir, est-ce que notre image ne jaillit pas du fond de cet horizon subitement découvert ?

Mais voilà, ce n’était pas notre image, à mon oncle Dorgeroux et à moi. Rien ne se réfléchissait, puisqu’il n’y avait rien à réfléchir et aucun écran réflecteur. Ce que je voyais, c’était…

C’était, sur le panneau, « trois figures d’apparence géométrique ressemblant aussi bien à des ronds mal faits qu’à des triangles composés de lignes courbes. Au centre de ces figures s’inscrivait un cercle régulier, marqué, dans le milieu, d’un point plus noir, ainsi que la prunelle est marquée d’une pupille. »

J’emploie volontairement les termes qui m’ont servi à décrire les dessins que mon oncle avait tracés, au crayon rouge, sur le plâtre de ma chambre, car je ne doutais point qu’il n’eût alors voulu représenter ces mêmes figures dont l’apparition l’avait déjà bouleversé.

— C’est bien ce que vous aviez vu, mon oncle ? demandai-je.

— Oh ! fit-il à voix basse, j’ai vu bien plus !… bien davantage !… Attends… et regarde-les jusqu’au fond.

Je les regardai éperdument, les trois « cercles triangulaires » comme je les ai appelés. L’un d’eux dominait les deux autres, et ces deux-là, plus petits et moins réguliers, mais identiques l’un à l’autre, semblaient, au lieu de s’offrir tout à fait de face, se tourner un peu vers la droite et vers la gauche. D’où venaient-ils ? Et qu’est-ce qu’ils signifiaient ?

— Regarde, répéta mon oncle. Tu vois ?

— Oui, oui, répondis-je en frémissant. Cela bouge.

Cela bougeait, en effet. Ou plutôt, non, cela ne bougeait pas, les contours des figures géométriques restaient immobiles, et à l’intérieur aucune ligne ne se déplaçait. Cependant, de toute cette immobilité se dégageait quelque chose qui était du mouvement.

Alors, je me rappelai les paroles de mon oncle : « Ils vivent, n’est-ce pas ? On les voit qui s’ouvrent et qui s’effarent ! Ils vivent ! »

Ils vivaient ! Les trois triangles vivaient ! Et, dès que j’eus cette notion précise et indiscutable de leur vie, je cessai de me les imaginer comme un assemblage de lignes mortes pour voir en eux des choses qui étaient comme des sortes d’yeux, des yeux déformés, des yeux différents de nos yeux, mais des yeux ornés de prunelles et de pupilles, et qui palpitaient dans un abîme d’obscurité.

— Ils nous regardent ! m’écriai-je, hors de moi, fiévreux et désemparé comme mon oncle.

Il hocha la tête et chuchota :

— Oui, c’est la vérité.

Les trois yeux nous regardaient. Nous sentions peser sur nous les regards vivants de trois yeux sans cils, sans paupières, et dont toute la vie intense provenait de l’expression qui les animait, expression changeante, tour à tour grave, fière, noble, enthousiaste, dure, et triste surtout, triste à faire pleurer.

Je sens combien de telles notations doivent paraître invraisemblables. Elles correspondent cependant de la manière la plus stricte à la réalité telle qu’ont pu la contempler les foules accourues plus tard au Logis du Haut-Meudon. Comme mon oncle, comme moi, ces foules ont frémi devant trois assemblages