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— Alors, vous le publiez ? demanda la jeune femme ravie.

— Non. »

Elle sursauta.

« Pourquoi, monsieur ? fit-elle d’une voix légèrement altérée.

— Parce qu’il est mauvais !

— Mauvais ! Mais vous disiez…

— Mauvais en tant qu’article, oui, expliqua Allermy. Voyez-vous, mademoiselle, ce qui fait la valeur, à mes yeux, d’un reportage criminel, ce n’est pas la somme de déductions, de suggestions et de vérités qu’il comporte. C’est uniquement la manière dont tout cela est présenté.

— Je ne comprends pas bien, dit Patricia.

— Vous allez comprendre. Supposons… »

Il s’interrompit. Sans aucun doute il regrettait de s’être lancé dans des explications. Il acheva pourtant en abrégeant :

« Supposons que je sois, moi, Mac Allermy, mêlé à quelque aventure ténébreuse qui me conduise, par impossible, à être assassiné cette nuit. Eh bien, si les circonstances voulaient que vous fussiez chargée de raconter ce fait divers, il faudrait que votre récit mît en relief cette entrevue même que nous avons à présent, et donnât à cette entrevue un caractère pathétique où le lecteur sentît déjà les prémices du redoutable dénouement. Il faudrait que l’intensité de l’impression allât en croissant jusqu’à la dernière ligne. Tout l’art du journaliste et du romancier se trouve dans la préparation du drame, dans sa mise en scène, dans l’indication des premières péripéties, dans ce quelque chose qui fait que le lecteur est pris tout de suite. Pris par quoi ? Je ne puis vous le dire. C’est le secret du talent. Si vous n’avez pas en vous-même cette vocation secrète de vous emparer de l’attention par des mots, faites des robes ou des corsets, mais pas de romans, ni d’articles. Vous comprenez, Patricia Johnston ?

— Je comprends, monsieur, que je dois travailler d’abord comme une apprentie.

— C’est cela même. Il y a de bons éléments dans votre article, mais présentés par une petite fille à l’école. Rien n’est en valeur, rien n’est au point. Récrivez-le, écrivez-en d’autres. Je les lirai… et les refuserai jusqu’au jour où vous aurez attaqué un article de la bonne manière. »

Il ajouta, en riant :

« J’espère que ce ne sera pas à mon sujet et pour éclaircir un mystère criminel me concernant. »

Patricia le regarda avec inquiétude et, vivement, d’un ton où perçait l’affection qu’elle éprouvait pour l’homme près de qui elle travaillait depuis des années, elle lui dit :

« Vous me bouleversez, monsieur, est-ce que vraiment vous prévoyez ?…

— Rien, absolument rien de précis… Mais le genre même de mon journal me met en relations avec un monde assez spécial, et certains articles que nous publions m’exposent à des rancunes, à des vengeances. Ce sont les risques du métier. N’en parlons plus. Parlons de vous, Patricia, de votre situation, de votre avenir.