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— N’aurait-elle pas, elle, la même pitié si elle devinait ? se demanda-t-il, et alors quelle serait sa conduite ?

Il songea tout à coup que cela peut-être arriverait ou que toute autre raison surviendrait qui pousserait sa femme vers sa chute. Mais cette idée, phénomène inexplicable, ne le troublait pas outre mesure. Il l’examina souvent, car elle le hantait et, des semaines et des semaines, il la retourna en tous sens avec l’étonnement continu de n’en point souffrir.

Et ce n’est que peu à peu, par une lente intuition de soi-même et des causes profondes qui déterminent les êtres, qu’il comprit la vérité. Il comprit qu’en pleine nature et loin du monde, il était fort simple qu’il n’éprouvât que des sentiments naturels, sans mélange de fausseté ou de vanité. La jalousie n’est qu’un instinct de propriété. L’orgueil l’exaspère et les siècles et les foules et l’habitude lui ont donné la force et l’apparence d’un instinct naturel. Au point de vue absolu, que lui importait la chute de sa femme ? Cela ne lui causerait aucun ridicule. Leur amour en serait-il diminué, leurs caresses moins douces, leur intimité moins voluptueuse, et le bénéfice de joie et de tendresse qu’il en retirerait, moins grand et moins durable ?

Il comprit cela, et surtout il le sentit. Comme de l’eau qui lave et qui purifie, le contact incessant de la nature l’avait lavé des instincts acquis et des préjugés ineptes, l’avait purifié de tout ce qui est mesquin et factice. Et non seulement il admit sans effroi l’éventualité de l’acte, mais pour que cet acte ne fût pas entaché de trahison et de petitesse, il le voulut préparer lui-même. Et sa pitié sincère l’y incitait comme à une réparation légitime.

Et il dit à sa femme les choses qu’il pensait :