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Il se précisa. Henriette souffrit. Et tout à coup mes peines égoïstes m’apparurent insignifiantes, en comparaison de la torture que cette souffrance m’imposait. Elle eût succombé, je l’aurais tuée, monsieur. Elle résista vaillamment, dépérissant, à bout de force, et c’est moi qui fléchis. Vous détailler les angoisses par où je passai, serait inutile. Ma détermination vous les révélera. La voici, telle que je la notifiai à ma femme, la voici dans les mêmes termes — je les avais si mûrement pesés !

« Ma chère Henriette, je me considère comme responsable de ton bonheur. Or, tu es malheureuse. Je suis trop âgé, nos goûts sont dissemblables. Tu as des aspirations légitimes vers un autre idéal, et tu es en droit d’en exiger l’assouvissement. Je te propose donc une séparation momentanée. Tu iras à Paris. Je te servirai une pension suffisante, et tu resteras là-bas le temps qu’il te plaira, vivant à ta guise, ne devant de comptes à personne. Le jour où quelque motif, lassitude, expérience, te fera regarder cette demeure comme l’unique refuge désirable, souviens-toi que j’y suis seul. »

« Elle rougit, puis se penchant vers moi, elle me baisa la main.

« — Vous êtes bon, mon ami, j’accepte… mais soyez sûr que je reviendrai. »

« Le soir, elle partit. Depuis j’attends. »

Une émotion violente me contraignait au silence. Il reprit, de la même voix simple :

— On crut, dans le village, à une fuite. Les poignées de main furent goguenardes. Je me tins à l’écart. Et, sans m’occuper des moqueries, la deuxième année, je commençai mon pèlerinage à la gare. Elle m’y apparaitra un jour ou l’autre, je le sais. Voyez-vous, le chagrin et la solitude m’ont appris bien des choses. J’ai prévu que l’amour réservait à la pauvre enfant une première déception, qu’elle n’oserait pas me revenir encore, que son caractère romanesque la conduirait à d’autres tentatives, et que la dure réalité les changerait aussi en d’autres déceptions… jusqu’au moment où le besoin de repos me la ramènera. »