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— Non, ma mère chérie, ce n’est pas à lui que tu t’es donnée, c’est à quelque chose que tu as senti une fois, une seule fois dans ta vie, c’est à la nature, à la beauté de l’univers ! En cette minute, tu as aimé plus que si ton cœur avait été un abîme d’amour… On n’a pas d’amour que pour les êtres, on ne se donne pas qu’à eux… Tu t’es donnée à toi, ma mère, à ce qu’il y a de meilleur en nous, et je suis né de cette émotion.

Je m’abattis dans ses bras. Elle les referma sur moi. Et ce fut un doux silence intime où le passé ressuscitait :


Après vingt-cinq ans sonna la même heure, C’était là que le premier frisson de ma vie avait jailli des arbres complices, de la rivière chuchotante, de la lune amicale, du désir religieux qu’éveille en nous le grand espace troublant. De tous mes sens exaspérés, je regardai, j’écoutai, je respirai, je me mêlai aux choses, aux forces toutes-puissantes et créatrices dont un miracle adorable avait imprégné mon sang. Et je connus l’énigme de ma destinée, le secret de mes exaltations, je compris pourquoi je suis bon, douloureux et sensible, pourquoi mon cœur est un réservoir inépuisable de larmes, de larmes délicieuses que fait couler un rayon de lune, un nuage teinté de soleil, un arbre qui rêve, une feuille qui tombe.

Soudain, je sentis la caresse de ma mère. Sa main jouait dans mes cheveux et me frôlait le visage. Son cœur battait violemment. Elle se souvenait, elle aussi.