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Je vis au hasard, mes pensées et mes rêves manquent de lien, j’ai une sorte d’inquiétude vague… À quel sujet ? Je ne sais pas… et je ne sais pas non plus pourquoi je t’écris tout cela. Peut-être ai-je simplement besoin de t’embrasser. Attendez-moi d’un moment à l’autre… »

Quand je revis ceux que j’appelle mon père et ma mère, quand je les revis dans cette maison triste d’Alençon où ils achèvent leur existence incolore de petits commerçants, il me sembla que je retrouvais des étrangers. J’eus en face d’eux la même impression de gêne que j’ai toujours eue. Ce sont des gens d’une autre race. Ils ne pensent ni ne sentent comme moi. Jamais, jamais, je n’ai surpris en eux une émotion, une trace d’émotion. Qu’ai-je de commun avec ces gens, moi qui tressaille d’angoisse quand une feuille se détache d’un arbre, à l’automne ?

Ma mère ne me parla point de ma lettre. Je me demandai en souriant ce qu’elle avait dû comprendre à cette plainte inexplicable et confuse. La chère femme ! Elle n’avait pas changé. Elle avait toujours sa bonne face ronde encore jolie, ses bons yeux inexpressifs, ses bonnes habitudes serviles d’épouse et de ménagère. J’aurais voulu souvent me serrer contre son cœur, et je suis sûr qu’elle m’y eût pressé tendrement. Mais je ne le pouvais pas. Il eût fallu pour cela accomplir des gestes qui me semblaient déplacés, en désaccord avec mes propres sentiments et avec sa nature peu démonstrative.