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et leur parlait d’honneur et de devoir. Quand il mourut, on les mit au même collège. Et ainsi Tristan de Caorches et Geoffroy d’Ecajeul passèrent ensemble toute leur jeunesse.

Des goûts analogues les fixèrent en leur pays de façon définitive. C’était la rude contrée qui environne Mortain. Les carrières qui la creusent comme des plaies, montrent son ossature de granit. D’antiques forêts la couvrent d’un poil âpre et confus. Des siècles d’héroïsme barbare dorment là, d’un sommeil irrévocable où flottent, comme des rêves, les légendes des Chouans et des guerres contre l’Anglais.

Les deux petits châteaux qu’ils habitaient semblaient des coffrets de pierre pour les pieuses reliques de ce passé féodal. Celui de Tristan accrochait au flanc lépreux d’une colline les angles et les pointes de ses tourelles, de ses poivrières, de ses gargouilles de plomb, tandis qu’en une vallée proche, au fond d’un bois de cyprès, le manoir de Geoffroy d’Ecajeul confiait à l’eau morte d’un étang la silhouette orgueilleuse d’une tour.

Ils vécurent simplement et fortement, n’ayant qu’une bourse et qu’un cœur. De beaux chevaux paissaient dans leurs prairies. Ils avaient de bons fusils et de bons chiens. De la ville et des environs on venait volontiers à leur table et à leurs chasses, car ils étaient accueillants et généreux.

Mais nul plaisir ne leur semblait comparable à celui qu’ils tiraient de leur mâle amitié. Là était le secret de leur bonne humeur, la cause qui faisait leurs yeux souriants et leur vie facile. Ils se regardaient avec la certitude confiante de ceux que la mort seule désunira.