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Elle était la fille d’un prêtre et d’une paysanne. Son père m’apparut, à travers ses souvenirs, comme une sorte de monstre, un fou et un illuminé ; sa mère, comme une fille des champs, forte et bête.

Elle avait poussé toute seule, au hasard. Son père la mandait souvent au village qu’il habitait, et commençait à l’instruire sur tous les sujets à la fois, sans qu’elle y pût rien comprendre. Ils faisaient de grandes promenades. Lui marchait toujours très vite, adressant des discours aux choses, s’agenouillant parfois devant un arbre et priant. Il mourut, brûlé vif dans un incendie.

Un jour un valet de ferme la prit. Elle appartint ensuite à d’autres hommes, à tous ceux qui la voulaient, et cela dura des années. Enfin, elle était venue là pour s’épargner tout souci matériel. Elle y vivait en une indépendance relative, à l’écart de ses compagnes, presque libre même de choisir parmi les visiteurs.

— Heureuse ? lui demandai-je.

Elle me regarda, étonnée, comme si ce mot n’eût rien représenté de précis pour elle. Elle répondit :

— Oui, je crois, je fais tout ce que j’ai envie de faire.

— Et tous ces hommes…

— Eh bien ?

— Ça ne vous ennuie pas ?

— Si ça m’ennuyait… je ne serais pas là.

Elle me dit les besoins de sa chair avide de baisers nouveaux, baisers des paysans grossiers qui apportent l’odeur des champs, baisers des rudes matelots imprégnés de mer, et des paludiers avec leurs habits couleur de sel, et des ouvriers, et de tous, de tous. Pouvait-elle vivre ailleurs ? accepter l’offre de ceux qui la voulaient garder pour eux seuls ?