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Des minutes silencieuses s’écoulèrent, chargées d’exécration. Puis, le dialogue de haine continua, abominable et grandiose, le dialogue implacable qu’elles ne se lassaient point de poursuivre depuis quarante ans. Et je compris qu’elles étaient liées par une haine plus que par les liens d’amour les plus solides. Elles vivaient ensemble parce que leur vie était dans cette haine et que, sans cette haine, elles n’auraient pu vivre. C’était leur joie, leur ivresse, leur bonheur. Elles se vengeaient éternellement, à chaque seconde, avec les mêmes paroles. Oh ! quelle haine ! quelle haine subtile et monstrueuse !

Et j’entendis encore Gilberte qui disait :

— Tu n’as rien eu de lui ; moi, j’ai senti sa vie en moi… Son sang a coulé dans mes veines… Si tu savais !.. Si tu savais !…

Et Enguerrande ricana :

— Mais sa vie, je l’ai sentie qui s’en allait, moi, et son sang, j’en ai bu, oui, tu entends, j’ai bu de son sang, à pleine bouche.

Elles ne remuaient pas, et pourtant j’eus l’impression qu’elles étaient prêtes à se battre, comme elles avaient dû se battre si souvent depuis la chose.

Et de fait, soudain, Gilberte prit Enguerrande à la gorge. Elles roulèrent sur le sol. Je m’enfuis.