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Les Yeux purs



Depuis six ans, Hervé suivait aux côtés de sa femme la grand’route de la vie, sans même imaginer qu’il la pût suivre autrement. Il l’aimait. Régine l’aimait aussi. Elle le lui disait avec le trouble de ses yeux et le baiser de ses lèvres, et il sentait qu’elle disait vrai, car ses yeux étaient purs et ses lèvres étaient naïves.

Ils ne regardaient pas ce qui se passait à droite et à gauche du chemin. Que le ciel sourît ou pleurât, peu leur importait. Ils se mêlaient aux fêtes humaines et prenaient leur part des joies offertes, mais ces joies ne leur semblaient douces que goûtées l’un près de l’autre.

Souvent, Hervé pressait Régine dans ses bras et se taisait. Et elle entendait les paroles muettes que murmurait le silence : « Vous êtes un gracieux petit être de candeur et de volupté, vous êtes une jolie petite âme blanche, et je vous remercie. »

Or, un soir, elle brodait, et lui, cherchant un livre parmi ceux de sa femme, en aperçut un dont la reliure l’intrigua. Il l’ouvrit. C’était un album de notes écrites par Régine. Il lut au hasard :

« Vendredi. — J’ai vu Marc aujourd’hui. J’ai pu lui consacrer quelques heures. Comme il m’aime, et que c’est bon l’amour que l’on inspire !… »

« Samedi. — C’est peut-être meilleur de bien aimer… ainsi que j’aime. Je vais là-bas tantôt, et mon cœur tremble… »

« Jeudi. — Chaque fois, j’ai l’intuition qu’il m’aime un peu plus, que mes caresses et mon abandon lui donnent un peu plus de bonheur. C’est comme de l’eau qui s’ajoute à l’eau d’un vase. »