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La Clef rouge



Oh ! la haine ! une fois dans ma vie je l’ai vue de près, la vraie, celle qui se tait, attend des années pour s’assouvir, et jouit implacablement des vengeances monstrueuses qu’elle élabore.

Toute mon enfance est liée au souvenir de deux camarades, Hubert de Pleucadine et Rodolphe d’Arvan. Ensemble nous fîmes nos études, ensemble notre droit à Paris. Nous n’avions pas de secrets entre nous, et j’aimais autant le pâle et débile Hubert que le vigoureux et puissant Rodolphe.

Puis l’existence nous sépara. Ils retournèrent dans leur pays, au fond du Morbihan ; nos lettres, d’abord fréquentes, s’espacèrent, et je n’entendis plus parler d’eux.

C’est l’an dernier, au cours d’un voyage en Bretagne, que je les revis. Ils habitent deux manoirs voisins, le long de la lande de Lanvaux, deux vieux manoirs à murs crénelés et à douves profondes. Chacun d’eux vit seul, mais tous les jours ils se retrouvent chez l’un ou chez l’autre à l’heure du souper, et passent leurs soirées ensemble.

Le diner eût lieu chez Hubert, dans une haute salle dont la cheminée bâillait tragiquement. On mangea, on but et l’on parla beaucoup. Or, au café, je dis :

— Voyons, Hubert, j’ai lu, il y a quelques années, l’annonce du mariage d’un Pleucadine… Était-ce toi ?

Un lourd silence pesa. Les coudes sur la