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— Est-il mort ? C’est probable, mais je n’en suis pas sûre ; peut-être est-il vivant, mon Guillaume. J’ai tenu les quatre autres, là, inanimés, tout froids, lui non… Il n’y a rien d’impossible à ce qu’il soit vivant. Depuis, je n’ai pas voulu m’enquérir, parce que j’avais peur de la vérité ; je me suis enfermée ici, à l’abri de toute nouvelle, et j’ai attendu, j’attends que le hasard me l’amène ; j’attendrai jusqu’à ma mort, ce qui n’est pas beaucoup maintenant… encore quelques mois.

Elle se mit à tousser. Il la regardait tristement. Parlerait-il ? Nul instinct ne l’y poussait, nul élan d’amour vers cette petite vieille, inconnue deux heures auparavant. Mais ne devait-il pas lui donner cette consolation suprême ? N’était-ce pas son devoir ?

Il sentit que non. Elle n’aurait pas le temps de savourer son bonheur, et elle avait perdu trop de temps pour ne point le regretter affreusement. Quel remords pour elle ! Quel épouvantable supplice d’apprendre soudain qu’elle avait manqué trente années de tendresse, de dévouement, d’orgueil, trente années de maternité réelle ! La joie de le retrouver compenserait-elle la torture de ne pas l’avoir retrouvé plus tôt, surtout la torture de l’avoir abandonné ? « Si j’avais su ! si j’avais su ! » ne cesserait-elle de se dire.

Oh ! non, il ne parlerait pas. Il ne soufflerait pas sur cette fragile existence. Elle s’était bâti là, dans ce décor suranné, entre ce logis d’un autre siècle et ce jardin factice, un pauvre petit bonheur auquel il ne fallait point toucher. Elle avait choisi l’incertitude : qu’elle s’éteignît donc dans le mensonge doux de cette incertitude.