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S’il vous interroge, s’il veut savoir pour quelle raison vous vous adressez à lui, ce qui vous pousse à faire cette demande, ne donnez aucune explication. Toutes vos réponses doivent se résumer dans ces courtes formules : « Je viens chercher ce qui m’appartient. Je ne vous connais pas, j’ignore votre nom, mais il m’est impossible de ne pas faire cette démarche auprès de vous. Il faut que je rentre en possession de mon agrafe de corsage. Il le faut. »

« Je crois sincèrement que, si vous avez la fermeté nécessaire pour ne pas vous départir de cette attitude, quelle que soit la comédie que cet homme puisse jouer, je crois sincèrement à votre entière réussite. Mais la lutte doit être brève, et l’issue dépend uniquement de votre confiance en vous-même et de votre certitude du succès. C’est une sorte de match où vous devez abattre l’adversaire au premier round. Impassible, vous l’emporterez. Hésitante, inquiète, vous ne pouvez rien contre lui. Il vous échappe, reprend le dessus après un premier moment de détresse, et la partie est perdue en l’espace de quelques minutes. Pas de moyen terme : la victoire immédiate ou la défaite.

« Dans ce dernier cas, il vous faudrait, et je m’en excuse, accepter de nouveau ma collaboration. Je vous l’offre d’avance, mon amie, sans condition aucune, et en spécifiant bien que tout ce que j’ai pu faire pour vous, et tout ce que je ferai, ne me donne d’autre droit que de vous remercier et de me dévouer encore davantage à celle qui est toute ma joie et toute ma vie. »

Cette lettre, Hortense, après l’avoir lue, la jeta au fond d’un tiroir, en disant avec résolution :

— Je n’irai pas.

D’abord, si elle avait attaché jadis quelque importance à ce bijou, qui lui semblait avoir la valeur d’un porte-bonheur, elle ne s’y intéressait guère aujourd’hui que la période des épreuves paraissait terminée. Ensuite, elle ne pouvait oublier ce chiffre de huit qui était le numéro d’ordre de l’aventure nouvelle. S’y lancer, c’était reprendre la chaîne interrompue, se rapprocher de Rénine et lui donner un gage qu’avec son adresse insinuante il saurait bien exploiter.

L’avant-veille du jour fixé, elle resta dans les mêmes dispositions. La veille au matin également. Mais tout à coup, sans même qu’elle eût à lutter contre des tergiversations préalables, elle courut au jardin, coupa trois brins de jonc qu’elle tressa comme elle en avait l’habitude au temps de son enfance, et à midi elle se faisait conduire au train. Une ardente curiosité la soulevait. Elle ne pouvait résister à tout ce que l’aventure offerte par Rénine promettait de sensations amusantes et neuves. C’était vraiment trop tentant. Le collier de jais, la toque au feuillage d’automne, la vieille femme au chapelet d’argent… comment résister à ces appels du mystère, et comment repousser cette occasion de montrer à Rénine ce dont elle était capable ?

— Et puis, quoi ? se disait-elle en riant, c’est à Paris qu’il me convoque. Or, la huitième heure n’est dangereuse pour moi qu’à cent lieues de Paris, au fond du vieux château abandonné de Halingre. La seule horloge qui puisse sonner l’heure menaçante, elle est là-bas, enfermée, captive !

Le soir, elle débarquait à Paris. Le matin du 5 décembre, elle achetait un collier de jais qu’elle réduisait à soixante-quinze boules ; elle se parait d’une robe bleue et d’une toque en feuillage roux, et, à quatre heures précises, elle entrait dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont.

Son cœur battait violemment. Cette fois elle était seule, et comme elle sentait maintenant la force de cet appui auquel, par crainte irréfléchie plutôt que par raison, elle avait renoncé ! Elle cherchait autour d’elle, espérant presque le voir. Mais il n’y avait personne… personne qu’une vieille dame en noir, debout près du bénitier.

Hortense marcha vers elle. La vieille dame, qui pressait entre ses doigts un chapelet aux grains d’argent, lui offrit de l’eau bénite, puis se mit à compter une par une les boules du collier qu’Hortense lui tendit.

Elle murmura :

— Soixante-quinze. C’est bien. Venez.

Sans un mot de plus, elle trottina sous la lueur des réverbères, franchit le pont des Tournelles, s’engagea dans l’île Saint-Louis, et suivit une rue déserte qui la conduisit à un carrefour où elle s’arrêta devant une ancienne maison à balcons de fer forgé.

— Entrez, dit-elle.

Et la vieille dame s’en alla.

Hortense vit alors un magasin de belle apparence qui occupait presque tout le rez-de-chaussée, et dont les vitres étincelantes de lumière électrique laissaient apercevoir un amoncellement désordonné d’objets et de meubles anciens. Elle demeura là quelques secondes, regardant d’un œil distrait. L’enseigne portait ces mots : « Au dieu Mercure » et le nom du marchand : « Pancardi ». Plus haut, sur une avancée qui bordait la base du premier étage, une petite niche abritait un Mercure en terre cuite posé sur une jambe, des ailes aux pieds, le caducée à la main, et qui, remarqua Hortense, un peu trop penché en avant, entraîné par sa course, aurait dû logiquement perdre l’équilibre et piquer une tête dans la rue.