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— Bizarre ! Et dans quel but ?

— Dans le but de se faire passer pour mort et de combiner les choses de telle façon que, fatalement, M. Vignal soit accusé de cette mort, de cet assassinat.

— L’hypothèse est ingénieuse, approuva le substitut, toujours ironique. Qu’en pensez-vous, monsieur Vignal ?

Jérôme répondit :

— C’est une hypothèse que j’avais entrevue moi-même, monsieur le substitut. Il est très admissible qu’après notre lutte et après mon départ Mathias de Gorne ait formé un nouveau plan où, cette fois, la haine trouvait son compte. Il aimait et détestait sa femme. Il m’exécrait. Il se sera vengé.

— Vengeance qui lui coûterait cher, puisque, selon vos assertions, Mathias de Gorne devait recevoir de vous une nouvelle somme de 60 000 francs.

— Cette somme, monsieur le substitut, il la récupérait d’un autre côté. L’examen de la situation financière de la famille de Gorne m’avait, en effet, révélé que le père et le fils avaient contracté une assurance sur la vie au profit l’un de l’autre. Le fils mort, ou passant pour mort, le père touchait cette assurance et dédommageait son fils.

— De sorte, dit le substitut en souriant, que, dans toute cette mise en scène, M. de Gorne père serait complice de son fils.

Ce fut Rénine qui riposta :

— Précisément, monsieur le substitut. Le père et le fils sont d’accord.

— On retrouvera donc le fils chez le père ?

— On l’y aurait retrouvé cette nuit.

— Qu’est-il devenu ?

— Il a pris le train à Pompignat.

— Suppositions que tout cela !

— Certitude.

— Certitude morale, mais pas la moindre preuve, avouez-le…

Le substitut n’attendit pas la réponse à la question posée. Jugeant qu’il avait témoigné d’une bonne volonté excessive et que la patience a des bornes, il mit fin à la déposition.

— Pas la moindre preuve, répéta-t-il en prenant son chapeau. Et surtout… surtout, rien dans vos paroles qui puisse contredire, si peu que ce soit, les affirmations de cet implacable témoin, la neige. Pour aller chez son père, il a fallu que Mathias de Gorne sortît d’ici. Par où ?

— Mon Dieu, M. Vignal vous l’a dit, par le chemin qui va d’ici chez son père.

— Pas de traces sur la neige.

— Si.

— Mais celles-là le montrent venant ici, et non pas s’en allant d’ici.

— C’est la même chose.

— Comment cela ?

— Certes. Il n’y a pas qu’une façon de marcher. On n’avance pas toujours en marchant devant soi.

— De quelle autre manière peut-on avancer ?

En reculant, monsieur le substitut.

Ces quelques mots, prononcés simplement, mais d’un ton net qui détachait les syllabes les unes des autres, provoquèrent un grand silence. Du premier coup, chacun en comprenait la signification profonde, et, l’adaptant à la réalité, apercevait dans un éclair cette vérité impénétrable qui semblait soudain la chose la plus naturelle du monde.

Rénine insista, et, marchant à reculons vers la fenêtre, il disait :

— Si je veux m’approcher de cette fenêtre, je puis évidemment marcher droit sur elle, mais je puis aussi bien lui tourner le dos et marcher en arrière. Dans les deux cas, le but est atteint.

Et, tout de suite, il reprit avec force :

— Je résume. À huit heures et demie, avant la tombée de la nuit, M. de Gorne venait de chez son père. Donc aucune trace, puisque la neige n’avait pas encore tombé. À neuf heures moins dix, M. Vignal se présente, sans laisser non plus la moindre trace de son arrivée. Explication entre les deux hommes. Conclusion du marché. Ils se battent. Mathias de Gorne est vaincu. Trois heures se sont passées ainsi. Et c’est alors, M. Vignal ayant enlevé Mme de Gorne et s’étant enfui, que Mathias de Gorne, ulcéré, furieux, mais entrevoyant tout à coup la plus terrible des vengeances, conçoit l’idée ingénieuse d’exploiter contre son ennemi cette neige dont on invoque maintenant le témoignage et qui a couvert le sol pendant un intervalle de trois heures. Il organise donc son propre assassinat, ou plutôt l’apparence de son assassinat et de sa chute au fond du puits, et il s’éloigne à reculons, pas à pas, inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ. Je m’explique clairement, n’est-ce pas, monsieur le substitut ? inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ.