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tres. Prenant une décision brusque, il dit à Natalie :

— Vous voudrez bien vous tenir à la disposition de la justice, madame, et attendre dans ce Manoir…

Et il fit signe au brigadier d’emmener Jérôme Vignal dans l’automobile.

La partie était perdue pour les deux amants. À peine réunis, ils devaient se séparer et se débattre, loin l’un de l’autre, contre les accusations les plus troublantes.

Jérôme avança d’un pas vers Natalie. Ils échangèrent un long regard douloureux. Puis il s’inclina devant elle et se dirigea vers la sortie, à la suite du brigadier de gendarmerie.

— Halte ! cria une voix… Demi-tour, brigadier !… Jérôme Vignal, pas un mouvement !

Interloqué, le substitut leva la tête, ainsi que les autres personnages. La voix venait du haut de la salle. L’œil-de-bœuf s’était ouvert, et Rénine, penché par là, gesticulait :

— Je désire que l’on m’entende !… J’ai plusieurs remarques à faire… une surtout à propos de la sinuosité des traces… Tout est là !… Mathias n’avait pas bu… Mathias n’avait pas bu…

Il s’était retourné et avait passé les deux jambes par l’ouverture, tout en disant à Hortense, qui, stupéfaite, essayait de le retenir :

— Ne bougez pas, chère amie… Il n’y a aucune raison pour qu’on vienne vous déranger.

Et lâchant les mains, il se laissa tomber dans la salle.

Le substitut semblait ahuri :

— Mais enfin, monsieur, d’où venez-vous ? Qui êtes-vous ?

Rénine brossa ses vêtements maculés de poussière et répondit :

— Excusez-moi, monsieur le substitut, j’aurais dû prendre le chemin de tout le monde. Mais j’étais pressé. En outre, si j’étais entré par la porte au lieu de tomber du plafond, mes paroles auraient produit moins d’effet.

Le substitut s’approcha, furieux.

— Qui êtes-vous ?

— Le prince Rénine. J’ai suivi l’enquête du brigadier, ce matin. N’est-ce pas, brigadier ? Depuis, je cherche, je me renseigne. Et c’est ainsi que, désireux d’assister à l’interrogatoire, je me suis réfugié dans une petite pièce isolée…

— Vous étiez là ! Vous avez eu l’audace !…

— Il faut avoir toutes les audaces, quand il s’agit de la vérité. Si je n’avais pas été là, je n’aurais pas recueilli précisément la petite indication qui me manquait. Je n’aurais pas su que Mathias de Gorne n’était pas ivre le moins du monde. Or, voilà le mot de l’énigme. Quand on sait cela, on connaît la vérité.

Le substitut se trouvait dans une situation assez ridicule. N’ayant point pris les précautions nécessaires pour que le secret de son enquête fût observé, il lui était difficile d’agir contre cet intrus. Il bougonna :

— Finissons-en. Que demandez-vous ?

— Quelques minutes d’attention.

— Et pourquoi ?

— Pour établir l’innocence de M. Vignal et de Mme de Gorne.

Il avait cet air calme, cette sorte de nonchalance qui lui était particulière aux minutes d’action, et lorsque le dénouement du drame ne dépendait plus que de lui. Hortense frissonna, pleine d’une foi immédiate.

— Ils sont sauvés, pensa-t-elle avec émotion. Je l’avais prié de protéger cette femme et il la sauve de la prison, du désespoir.

Jérôme et Natalie devaient éprouver cette même impression d’espoir soudain, car ils s’étaient avancés l’un vers l’autre, comme si cet inconnu, descendu du ciel, leur avait déjà donné le droit de joindre leurs mains.

Le substitut haussa les épaules.

— Cette innocence, l’instruction aura tous les moyens de l’établir elle-même, quand le moment sera venu. Vous serez convoqué.

— Il serait préférable de l’établir tout de suite. Un retard pourrait avoir des conséquences fâcheuses.

— C’est que je suis pressé…

— Deux à trois minutes suffiront.

— Deux à trois minutes pour expliquer une pareille affaire !…

— Pas davantage.

— Vous la connaissez donc si bien ?

— Maintenant, oui. Depuis ce matin, j’ai beaucoup réfléchi.

Le substitut comprit que ce monsieur était de ceux qui ne vous lâchent pas et qu’il n’y avait qu’à se résigner. D’un ton un peu goguenard, il lui dit :

— Vos réflexions vous permettent-elles de nous fixer l’endroit où se trouve M. Mathias de Gorne actuellement ?

Rénine tira sa montre et répliqua :

— À Paris, monsieur le substitut.

— À Paris ? Donc, vivant ?

— Donc vivant, et, de plus, en excellente santé.

— Je m’en réjouis. Mais, alors, que signifient les pas autour du puits, et la présence de ce revolver, et ces trois coups de feu ?

— Mise en scène, tout simplement.

— Ah ! ah ! Mise en scène imaginée par qui ?

— Par Mathias de Gorne lui-même.