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— Parlons sans détours, brigadier. Je connais suffisamment l’affaire, étant comme je vous l’ai dit, en relations avec Mlle Ermelin, laquelle est une amie de Jérôme Vignal et connaît aussi Mme de Gorne. Est-ce que vous supposez ?…

— Je ne veux rien supposer. Je constate simplement que quelqu’un est venu hier soir…

— Par où ? Les seules traces d’une personne venant vers le Manoir sont celles de M. de Gorne.

— C’est que l’autre personne, celle dont les empreintes révèlent des bottines plus élégantes, est arrivée avant la tombée de la neige, c’est-à-dire avant neuf heures.

— Elle se serait donc cachée dans un coin de la salle, d’où elle aurait guetté le retour de M. de Gorne, lequel est venu après la neige ?

— Précisément. Dès l’entrée de Mathias, l’individu a sauté sur lui. Il y a eu combat. Mathias s’est sauvé par la cuisine. L’individu l’a poursuivi jusqu’auprès du puits et a tiré trois coups de revolver.

— Et le cadavre ?

— Dans le puits.

Rénine protesta.

— Oh ! oh ! comme vous y allez !

— Dame, monsieur, la neige est là, qui nous raconte l’histoire ; et la neige nous dit très nettement : après la lutte, après les trois coups de feu, un seul homme s’est éloigné et a quitté la ferme, un seul, et les traces de ses pas ne sont pas celles de Mathias de Gorne. Alors où se trouve Mathias de Gorne ?

— Mais ce puits… on pourra faire des recherches ?

— Non, c’est un puits sans fond accessible. Il est connu dans la région, et c’est par lui que l’on désigne ce manoir.

— Ainsi vous croyez vraiment ?…

— Je le répète. Après la tombée de neige, une seule arrivée : Mathias. Un départ : l’étranger.

— Et Mme de Gorne ? Tuée aussi, et précipitée comme son mari ?

— Non, enlevée.

— Enlevée ?

— Rappelez-vous la porte de sa chambre, démolie à coups de marteau…

— Voyons, voyons, brigadier, vous affirmez vous-même qu’il n’y a eu qu’un départ, celui de l’étranger.

— Penchez-vous. Examinez les pas de cet homme. Regardez comme ils sont enfoncés dans la neige, enfoncés au point qu’ils percent jusqu’au sol. Ce sont les pas d’un homme chargé d’un lourd fardeau. L’étranger portait Mme de Gorne sur son épaule.

— Il y a donc une sortie dans cette direction ?

— Oui, une petite porte dont la clef ne quittait pas Mathias de Gorne. Il lui aura pris cette clef.

— C’est une sortie vers la campagne ?

— Oui, un chemin qui rejoint à douze cents mètres la route départementale… Et savez-vous où ?

— Non.

— Au coin même du château.

— Le château de Jérôme Vignal ?

— Le château de Jérôme Vignal.

Rénine fit, entre ses dents :

— Bigre ! ça devient grave. Si la piste continue jusqu’au château et qu’elle s’y arrête, nous sommes fixés.

La piste continuait jusqu’au château, ils purent s’en rendre compte après l’avoir suivie à travers des champs onduleux où la neige s’était amoncelée par endroits. Les abords de la grande grille avaient été balayés, mais ils constatèrent qu’une autre piste, formée, celle-ci, par les deux roues d’une voiture, s’en allait dans un sens opposé au village.

Le brigadier sonna. Le concierge qui avait déblayé également l’allée principale arriva, un balai à la main. Interrogé, cet homme répondit que Jérôme Vignal était parti ce matin avant que personne ne fût levé, et après avoir attelé lui-même sa voiture.

— En ce cas, dit Rénine, lorsqu’ils se furent éloignés, il n’y a qu’à suivre les traces de roues.

— Inutile, déclara le brigadier. Ils ont pris le chemin de fer.

— À la station de Pompignat, d’où je viens ? Mais alors ils auraient passé par le village…

— Justement, ils ont choisi l’autre direction, parce qu’elle conduit au chef-lieu où s’arrêtent les rapides. C’est là où réside le Parquet. Je vais téléphoner, et comme aucun train ne quitte le chef-lieu avant onze heures, on n’aura qu’à surveiller la station.

— Je crois que vous êtes dans la bonne voie, brigadier, dit Rénine, et je vous félicite de la façon dont vous avez mené votre enquête.

Ils se séparèrent.


Rénine fut sur le point de rejoindre Hortense Daniel au hameau de La Roncière, mais, tout bien réfléchi, il préféra ne pas