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— Je m’explique mal, reprit Rénine, avec beaucoup de douceur. Vous n’avez certes pas dit un mot qui ne soit conforme à ce que vous croyez être l’exacte vérité. Mais cette vérité n’est pas, ne peut pas être ce que vous la croyez.

Le jeune homme se croisa les bras.

— Il y a des chances, en tout cas, monsieur, pour que je la connaisse mieux que vous.

— Pourquoi mieux ? Ce qui s’est passé au cours de cette nuit tragique ne vous est forcément connu que de seconde main. Vous n’avez aucune preuve. Mme d’Ormival et Mme Vaubois, non plus.

— Aucune preuve de quoi ? s’écria Jean impatienté.

— Aucune preuve de la confusion qui s’est produite.

— Comment ! Mais c’est une certitude absolue ! Les deux enfants ont été déposés dans le même berceau, sans qu’aucun signe les distinguât l’un de l’autre. La garde n’a pas pu savoir…

— C’est du moins, interrompit Rénine, la version qu’elle donne.

— Que dites-vous ? La version qu’elle donne ? Mais c’est accuser cette femme.

— Je ne l’accuse pas.

— Mais si, vous l’accusez de mentir. Mentir ? Et pourquoi ? Elle n’y avait aucun intérêt, et ses larmes, son désespoir… autant de témoignages qui confirment sa bonne foi. Car, enfin, les deux mères étaient là… elles ont vu pleurer cette femme… elles l’ont interrogée… Et puis, je le répète, quel intérêt ?…

Jean-Louis était fort surexcité. Près de lui, Mme d’Ormival et Mme Vaubois, qui, sans doute, écoutaient aux portes et qui étaient entrées sournoisement, balbutiaient, stupéfaites :

— Non… non… c’est impossible… Cent fois nous l’avons questionnée depuis. Pourquoi aurait-elle menti ?

— Parlez, parlez, monsieur, ordonna Jean-Louis, expliquez-vous. Dites-nous les raisons pour lesquelles vous essayez de mettre en doute la vérité certaine ?

— Parce que cette vérité n’est pas admissible, déclara Rénine, qui haussa la voix et, à son tour, s’anima jusqu’à ponctuer ses phrases de coups sur la table. Non, les choses ne s’accomplissent pas ainsi. Non, le destin n’a pas de ces raffinements de cruauté, et les hasards ne s’ajoutent pas les uns aux autres avec tant d’extravagance ! Hasard inouï déjà que, la nuit même où le docteur, son domestique et sa servante ont quitté la maison, les deux dames justement soient prises aux mêmes heures des douleurs de l’accouchement et mettent au monde en même temps deux fils. N’ajoutons pas à cela un événement plus exceptionnel encore ! Assez de maléfices ! Assez de lampes qui s’éteignent et de bougies qui ne brûlent pas ! Non, mille fois non, il n’est pas admissible qu’une sage-femme s’embrouille dans ce qui est l’essentiel de son métier. Si affolée qu’elle soit par l’imprévu des circonstances, il y a en elle un reste d’instinct qui veille, et qui fait que chacun des deux enfants a sa place désignée et se distingue de l’autre. Le premier est ici, le second est là. Alors même qu’ils sont couchés côte à côte, l’un est à droite, l’autre est à gauche. Alors même qu’ils sont enveloppés de langes semblables, il y a un petit détail qui diffère, un rien que la mémoire enregistre et qui se retrouve fatalement sans qu’il soit besoin de réfléchir. Une confusion ? Je la nie. L’impossibilité de savoir ? Mensonge. Dans le domaine de la fiction, oui, on peut imaginer toutes les fantaisies et accumuler toutes les contradictions. Mais dans la réalité, au centre même de la réalité, il y a toujours un point fixe, un noyau solide autour duquel les faits viennent se grouper d’eux-mêmes suivant un ordre logique. J’affirme donc de la façon la plus formelle que la garde Boussignol n’a pas pu confondre les deux enfants.

Il disait cela avec autant de netteté que s’il eût assisté aux événements de cette nuit, et sa puissance de persuasion était telle que, du premier coup, il ébranlait la certitude de ceux qui n’avaient jamais douté depuis un quart de siècle.

Les deux femmes et leur fils se pressaient autour de lui, et l’interrogeaient avec une angoisse haletante :

— En ce cas, selon vous, elle saurait ?… elle pourrait révéler ?…

Il rectifia :

— Je ne me prononce pas. Je dis seulement qu’il y a eu dans sa conduite, durant ces heures-là, quelque chose qui n’est d’accord ni avec ses paroles ni avec la réalité. Tout l’énorme et intolérable mystère qui a pesé sur vous trois provient, non d’une minute d’inattention, mais bien de ce quelque chose que nous ne discernons pas et qu’elle connaît, elle. Voilà ce que je prétends.

Jean-Louis eut un sursaut de révolte. Il voulait échapper à l’étreinte de cet homme.

— Oui, ce que vous prétendez, dit-il.

— Voilà ce qui fut ! accentua violem-