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mère et sa tante, voilà que ma fille reçut cette lettre :

«  Geneviève, trop d’obstacles s’opposent à notre bonheur.

J’y renonce avec un désespoir fou. Je vous aime plus que jamais. Adieu ! Pardonnez-moi. »

Quelques jours plus tard, ma fille tentait une première fois de se suicider.

— Et pourquoi cette rupture ? Un autre amour ? Une ancienne liaison ?

— Non, monsieur, je ne crois pas. Mais il y a dans la vie de Jean-Louis — c’est la conviction profonde de Geneviève — un mystère, ou plutôt une série de mystères qui l’entravent et le persécutent. Son visage est le plus tourmenté que j’aie jamais vu, et, dès la première heure, j’ai senti en lui un chagrin et une tristesse qui ont toujours persisté, même aux moments où il s’abandonnait à son amour avec le plus de confiance.

— Votre impression néanmoins a été confirmée par de petits détails, par des choses dont l’anomalie, précisément, vous a frappé ? Ainsi ce double nom… vous ne l’avez pas questionné à ce propos ?

— Si, deux fois. La première, il m’a répondu que c’était sa tante qui s’appelait Vaubois, et sa mère d’Ormival.

— Et la seconde ?

— Le contraire. Il a parlé de sa mère Vaubois et de sa tante d’Ormival. Je le lui ai fait remarquer. Il a rougi. Je n’ai pas insisté.

— Il demeure loin de Paris ?

— Au fond de la Bretagne… Le manoir d’Elseven, à huit kilomètres de Carhaix.

Rénine médita durant quelques minutes. Puis, se décidant, il dit au vieillard :

— Je ne veux pas déranger Mlle Geneviève, mais répétez-lui exactement ceci : « Geneviève, le monsieur qui t’a sauvée s’engage sur l’honneur à te ramener ton fiancé d’ici trois jours. Écris à Jean-Louis un mot que ce monsieur lui remettra. »

Le vieillard semblait stupéfait. Il balbutia :

— Vous pourriez ?… Ma pauvre fille échapperait à la mort ?… Elle serait heureuse ?

Et il ajouta d’une voix à peine perceptible, et avec une attitude où il y avait comme de la honte :

— Oh ! monsieur, faites vite, car la conduite de ma fille me laisse supposer qu’elle a oublié tous ses devoirs, et qu’elle ne veut pas survivre à un déshonneur… qui bientôt serait public.

— Silence, monsieur, ordonna Rénine. Il est des paroles qu’on ne doit pas prononcer.


…Le soir même, Rénine prenait avec Hortense le train de Bretagne.

À dix heures du matin, ils arrivaient à Carhaix, et, à midi et demi, après avoir déjeuné, ils montaient dans une automobile empruntée à un notable de l’endroit.

— Vous êtes un peu pâle, chère amie, dit Rénine en riant, lorsqu’ils descendirent devant le jardin d’Elseven.

— J’avoue, dit-elle, que cette histoire m’émeut beaucoup. Une jeune fille qui deux fois affronte la mort… Quel courage il lui faut !… Alors, j’ai peur…

— Peur de quoi ?

— Que vous ne puissiez réussir. Vous n’êtes pas inquiet ?

— Chère amie, répondit-il, je vous étonnerais sans doute infiniment si je disais que j’éprouve plutôt une certaine gaieté.

— Pourquoi donc ?

— Je ne sais pas. L’histoire qui vous émeut, à juste titre, me semble, à moi, contenir un certain fond comique. D’Ormival… Vaubois… cela vous a un parfum vieillot et un peu moisi… Croyez-m’en, chère amie, et reprenez votre sang-froid. Vous venez ?

Il passa la barrière centrale. Elle était flanquée de deux portillons marqués, l’un au nom de Mme d’Ormival, l’autre à celui de Mme Vaubois. Chacun de ces portillons ouvrait sur des sentiers, qui parmi des massifs d’aucubas et de buis, s’en allaient à droite et à gauche de la principale avenue.

Celle-ci conduisait à un vieux manoir long et bas, pittoresque, mais pourvu de deux ailes disgracieuses, lourdes, différentes l’une de l’autre, sur le côté desquelles aboutissait chacun des sentiers latéraux. À gauche, demeurait évidemment Mme d’Ormival, à droite Mme Vaubois.

Un bruit de voix arrêta Hortense et Rénine. Ils écoutèrent. C’étaient des voix aiguës et précipitées qui se querellaient, et tout cela jaillissait par une des fenêtres du rez-de-chaussée, lequel était de plain-pied, et vêtu tout son long de vigne rouge et de roses blanches.

— Nous ne pouvons plus avancer, dit Hortense. C’est indiscret.

— Raison de plus, murmura Rénine. L’indiscrétion, en ce cas, est un devoir, puisque nous venons pour nous renseigner. Tenez, en marchant tout droit, nous ne serons pas aperçus des gens qui se disputent.

De fait le bruit de la querelle ne se calma point, et, lorsqu’ils arrivèrent près de la fenêtre ouverte qui était voisine de la porte d’entrée, il leur suffit de regarder et d’écouter pour voir et entendre, à travers les roses et les feuilles, deux vieilles dames qui criaient à tue-tête et se menaçaient du poing.