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Dressées l’une devant l’autre, les deux femmes se regardèrent avec une même expression de haine implacable, où l’on devinait chez toutes deux le même bouleversement de l’être et la même rage contenue. Hortense, qui les croyait amies, qui aurait pu, jusqu’à un certain point, les croire complices, fut effrayée du choc qu’elle prévoyait et qui fatalement allait se produire. Elle força Thérèse d’Imbleval à se rasseoir, tandis que Rénine se plaçait au milieu de la pièce et articulait d’une voix ferme :

— Le hasard, en me mettant au courant de la vérité, me permettra de vous sauver toutes deux, si vous voulez m’aider par une explication franche qui me donnera les renseignements dont j’ai besoin. Le péril, chacune de vous le connaît, puisque chacune de vous, au fond d’elle, connaît le mal dont elle est responsable. Mais la haine vous emporte et c’est à moi de voir clair et d’agir. Dans une demi-heure, le juge d’instruction sera ici. À cette minute-là, il faut que l’accord soit fait.

Elles sursautèrent toutes deux, comme heurtées par un tel mot.

— Oui, l’accord, répéta-t-il plus impérieusement. Volontaire ou non, il sera fait. Vous n’êtes pas seules en cause. Il y a vos deux petites filles, madame d’Imbleval. Puisque les circonstances m’ont placé sur leur route, c’est pour leur défense et pour leur salut que j’interviens. Une erreur, un mot de trop, et elles sont perdues. Cela ne sera point.

À l’évocation de ses enfants, Mme d’Imbleval s’était effondrée et sanglotait. Germaine Astaing haussa les épaules et fit vers la porte un mouvement auquel Rénine s’opposa de nouveau.

— Où allez-vous ?

— Je suis convoquée par le juge d’instruction.

— Non.

— Si, de même que tous ceux qui ont à témoigner.

— Vous n’étiez pas là. Vous ne savez rien de ce qui s’est passé. Personne ne sait rien de ce crime.

— Moi, je sais qui l’a commis.

— Impossible !

— Thérèse d’Imbleval.

L’accusation fut lancée dans un éclat de colère et avec un geste de menace furieuse.

— Misérable ! s’écria Mme d’Imbleval en s’élançant vers elle. Va-t’en ! Va-t’en ! Ah ! quelle misérable que cette femme !

Hortense essayait de la contenir, mais Rénine lui dit à voix basse :

— Laissez-les, c’est ce que j’ai voulu… les lancer l’une contre l’autre et provoquer ainsi la pleine lumière.

Sous l’insulte, Mme Astaing avait fait pour plaisanter un effort qui convulsait ses lèvres, et elle ricana :

— Misérable ? Pourquoi ? Parce que je t’accuse ?

— Pour tout ! pour tout ! Tu es une misérable ! Tu entends, Germaine, une misérable !

Thérèse d’Imbleval répétait l’injure, comme si elle en avait ressenti du soulagement. Sa colère s’apaisait. Peut-être, d’ailleurs, n’avait-elle plus assez de force pour soutenir la lutte, et ce fut Mme Astaing qui reprit l’attaque, les poings tendus, la figure décomposée et vieillie soudain de vingt années.

— Toi ! tu oses m’injurier, toi ! toi ! après ton crime ! Tu oses lever la tête quand l’homme que tu as tué est là, sur son lit de mort ! Ah ! si l’une de nous deux est une misérable, tu sais bien que c’est toi, Thérèse ! Tu as tué ton mari ! Tu as tué ton mari !

Elle bondit, surexcitée par les mots affreux qu’elle prononçait, et ses ongles touchaient presque au visage de son amie.

— Ah ! ne dis pas que tu ne l’as pas tué, s’écria-t-elle. Ne dis pas cela, je te le défends. Ne le dis pas ! Le poignard est là dans ton sac. Mon frère y a touché tandis qu’il te parlait, et sa main en est sortie avec des taches de sang. Le sang de ton mari, Thérèse. Et puis, même si je n’avais rien découvert, penses-tu que, dès les premières minutes, je n’aie pas deviné ? Mais tout de suite, Thérèse, j’ai su la vérité. Lorsqu’un matelot m’a répondu en bas : « M. d’Imbleval ? Il a été assassiné. » Aussitôt, je me suis dit : « C’est elle, c’est Thérèse, elle l’a tué. »

Thérèse ne répondait pas. Elle n’avait plus eu un mouvement de protestation. Hortense, qui l’observait avec angoisse, crut deviner en elle l’accablement de ceux qui se savent perdus. Les joues se creusaient, et le visage avait une telle expression de désespoir qu’Hortense, apitoyée, la conjura de se défendre.

— Expliquez-vous, je vous en prie. Durant le crime, vous étiez ici sur le balcon… Alors, ce poignard, comment avez-vous pu ?… Comment expliquer ?

— Des explications ! ricana Germaine Astaing. Est-ce qu’il lui serait possible d’en donner ? Qu’importent les apparen-