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de son crime, pourrait servir de point de départ à une enquête, et il la jeta dans la gaine de l’horloge où le hasard voulut qu’elle interrompît la course du balancier. Cet acte machinal, comme tous les criminels en commettent inévitablement, devait le trahir vingt ans plus tard. Tantôt, les coups que je donnai pour ébranler la porte du salon, dégagèrent le balancier. L’horloge reprit sa course, huit heures sonnèrent, et… j’eus le fil d’Ariane qui devait me conduire dans le labyrinthe.

Hortense balbutia :

— Des preuves !… des preuves !…

— Des preuves ? répliqua fortement Rénine. Mais elles abondent et vous les connaissez comme moi. Qui aurait pu tuer à cette distance de huit cents mètres, sinon un tireur habile, un fervent de la chasse, n’est-ce pas, M. d’Aigleroche ? Des preuves ? Pourquoi rien ne fut-il enlevé au château, rien, sinon les fusils, ces fusils dont un fervent de la chasse ne peut se passer, n’est-ce pas, M. d’Aigleroche… ces fusils que nous retrouvons ici, disposés en panoplie ? Des preuves ? Et cette date du 5 septembre qui fut celle du crime, et qui a laissé dans l’âme du criminel un tel souvenir d’horreur que, chaque année, à cette époque, à cette époque seulement, il s’entoure de distractions et que, chaque année, à cette date du 5 septembre, il oublie ses habitudes de tempérance ? Or, nous sommes le 5 septembre aujourd’hui. Des preuves ? Mais, quand il n’y en aurait pas d’autres, celle-ci ne vous suffit-elle pas ?

Et Rénine tendait le bras et désignait le comte d’Aigleroche, qui, devant l’évocation terrifiante du passé, venait de s’effondrer sur un fauteuil et cachait sa tête entre ses mains.

Hortense n’opposa pas la moindre objection. Elle n’avait jamais aimé son oncle, ou plutôt l’oncle de son mari. Elle admit aussitôt l’accusation portée contre lui.

Une minute s’écoula.

Coup sur coup M. d’Aigleroche se versa du sherry, et deux fois vida son verre. Puis il se leva et s’approcha de Rénine.

— Que l’histoire soit véridique ou non, monsieur, on ne peut pas appeler criminel le mari qui venge son honneur et supprime l’épouse infidèle.

— Non, répliqua Rénine, mais je n’ai donné que la première version de l’histoire. Il y en a une autre infiniment plus grave… et plus vraisemblable… une autre à laquelle une enquête plus minutieuse aboutirait sûrement.

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci. Il ne s’agit peut-être pas d’un mari justicier, comme je l’ai supposé charitablement. Il s’agit peut-être d’un homme ruiné qui convoite la fortune et la femme de son ami, et qui, pour cela, pour se libérer, pour se débarrasser de son ami et de sa propre femme, les attire dans un piège, leur conseille de visiter cette tour abandonnée, et de loin, bien à l’abri, les tue à coups de fusil.

— Non, non, protesta le comte, non, tout cela est faux.

— Je ne dis pas non. J’appuie mon accusation sur des preuves, mais aussi sur des intuitions et des raisonnements qui, jusqu’ici, sont très exacts. Tout de même, je veux bien que cette seconde version soit fausse. Mais en ce cas, pourquoi des remords ? On n’a pas de remords, quand on châtie des coupables.

— On en a quand on tue. C’est un fardeau écrasant à porter.

— Est-ce pour se donner plus de force que M. d’Aigleroche a épousé plus tard la veuve de sa victime ? Car tout est là, monsieur. Pourquoi ce mariage ? M. d’Aigleroche était-il ruiné ? Celle qu’il épousait en secondes noces était-elle riche ? Ou bien encore s’aimaient-ils tous deux, et fût-ce d’accord avec elle que M. d’Aigleroche a tué sa première femme et le mari de sa seconde femme ? Autant de problèmes que j’ignore, qui pour l’instant n’ont pas d’intérêt, mais que la justice, avec tous les moyens dont elle dispose, n’aurait pas de mal à éclaircir.

M. d’Aigleroche chancela. Il dut s’appuyer au dossier d’une chaise et, livide, il bégaya :

— Vous allez avertir la justice ?

— Non, non, déclara Rénine. D’abord il y a prescription. Et puis vingt ans de remords et d’épouvante, un souvenir qui poursuivra le coupable jusqu’à sa dernière heure, le désaccord sans doute dans son ménage, la haine, l’enfer de chaque jour… et, pour finir, l’obligation de retourner là-bas et d’effacer les traces du double crime, l’effroyable châtiment de monter sur cette tour, de toucher à ces squelettes, de les dévêtir, de les enterrer… c’est suffisant. N’en demandons pas trop, et n’allons pas jeter tout cela en pâture au public et faire un scandale qui rejaillirait sur la nièce de M. d’Aigleroche. Non. Laissons toutes ces ignominies.

Le comte reprit sa posture devant la table, ses mains crispées autour de son front. Il murmura :

— Alors, pourquoi ?…

— Pourquoi mon intervention ? dit Rénine. Si j’ai parlé, c’est pour atteindre un but quelconque, n’est-ce pas ? En effet. Si minime qu’elle soit, il faut bien une sanction, et il faut bien à notre entretien un dénouement pratique. Mais n’ayez aucune crainte, M. d’Aigleroche en sera quitte à bon marché.