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M. d’Aigleroche allait et venait dans la pièce, les mains au dos. Il finit par dire :

— J’ai toujours eu l’intuition qu’il s’était passé quelque chose, mais je n’ai jamais cherché à savoir… Donc, en effet, il y a vingt ans, un de mes parents, un cousin éloigné, habitait le domaine de Halingre. J’espérais, à cause du nom que je porte, que cette histoire, dont je n’ai pas eu connaissance, je le répète, mais que j’ai soupçonnée, resterait à jamais dans l’ombre.

— Ainsi donc, ce cousin a tué ?…

— Oui, il a été contraint de tuer.

Rénine hocha la tête.

— Je suis au regret de rectifier cette phrase, cher monsieur. La vérité, c’est que votre cousin a tué, au contraire, froidement, lâchement. Je ne connais pas de crime qui ait été conçu avec plus de sang-froid et de sournoiserie.

— Qu’en savez-vous ?

Le moment était venu pour Rénine de s’expliquer, moment grave, lourd d’angoisse, dont Hortense comprenait toute la solennité, bien qu’elle n’eût encore rien deviné du drame où le prince s’engageait pas à pas.

— L’aventure est fort simple, dit-il. Tout permet de croire que ce M. d’Aigleroche était marié, et qu’aux environs du domaine de Halingre habitait un autre couple, avec lequel les deux châtelains entretenaient des relations d’amitié. Que se passa-t-il un jour ? Laquelle de ces quatre personnes apporta, la première, le trouble dans les relations des deux ménages ? Je ne pourrais le dire. Mais il y a une version qui se présente aussitôt à l’esprit, c’est que la femme de votre cousin, madame d’Aigleroche, donnait des rendez-vous à l’autre mari dans la tour de lierre, laquelle avait une sortie directe sur la campagne. Mis au courant de l’intrigue, votre cousin d’Aigleroche résolut de se venger, mais de telle façon qu’il n’y eût pas de scandale, et que personne ne sût même jamais que les coupables avaient été tués. Or, il avait constaté — ce que, moi, j’ai constaté tantôt — qu’il y avait un endroit du château, le belvédère, d’où l’on pouvait voir, par-dessus les arbres et les vallonnements du parc, la tour qui se trouvait à huit cents mètres de là, et qu’il n’y avait même que de cet endroit que l’on dominât le sommet de la tour. Il pratiqua donc un trou au travers du parapet, à l’emplacement d’une ancienne meurtrière condamnée, et de là, au moyen d’une longue-vue qui reposait exactement au fond du canal creusé, il assistait aux rendez-vous des deux coupables. Et c’est par là également qu’ayant bien pris toutes ses mesures, ayant calculé toutes ses distances, c’est par là qu’un dimanche, 5 septembre, le château étant vide, il tua les amants de deux coups de fusil.

La vérité apparaissait. La lumière du jour luttait contre les ténèbres. Le comte murmura :

— Oui… c’est bien cela qui a dû se passer… C’est ainsi que mon cousin d’Aigleroche…

— L’assassin, continua Rénine, boucha soigneusement la meurtrière avec une motte de terre. Qui saurait jamais que deux cadavres pourrissaient en haut de cette tour où nul n’allait jamais, et dont il eut la précaution de démolir les escaliers de bois ? Il ne lui restait plus qu’à expliquer la disparition de sa femme et de son ami. Explication facile. Il les accusa d’avoir pris la fuite ensemble.

Hortense tressauta. D’un coup, comme si cette dernière phrase eût été une révélation complète, et, pour elle, absolument imprévue, elle comprenait où Rénine voulait en venir.

— Que dites-vous ?

— Je dis que M. d’Aigleroche accusa sa femme et son ami d’avoir pris la fuite ensemble.

— Non, non, s’écria-t-elle, non, je ne puis admettre… Il s’agit d’un cousin de mon oncle… Alors pourquoi mêler deux histoires ?…

— Pourquoi mêler cette histoire à une autre histoire dont il fut question à cette époque ? répondit le prince. Mais je ne les mêle pas, chère madame, il n’y a qu’une histoire, et je la raconte telle qu’elle s’est passée.

Hortense se tourna vers son oncle. Il se taisait, les bras croisés, et sa tête demeurait dans l’obscurité que formait l’abat-jour de la lampe. Pourquoi n’avait-il pas protesté ?

Rénine reprit fermement :

— Il n’y a qu’une histoire. Le soir même du 5 septembre, à huit heures, M. d’Aigleroche, donnant sans doute comme prétexte qu’il se mettait à la recherche des fugitifs, quitta son château après l’avoir barricadé. Il s’en alla, en laissant toutes les pièces telles qu’elles étaient, et en n’emportant que les fusils de sa vitrine. À la dernière minute, il eut le pressentiment, justifié aujourd’hui, que la découverte de cette longue-vue qui avait joué un tel rôle dans la préparation