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De douloureuses songeries gâtèrent ainsi toute sa jeunesse. Aucune joie complète ne lui échut, car elle pensait à la joie plus pure qu’elle eût éprouvée, sans l’obstacle de sa laideur. Elle ignora les réconfortants enthousiasmes. Parmi les beaux paysages, elle se sentait mal à l’aise, comme si sa présence les eût déparés. Devant de belles figures, elle n’avait de cesse qu’elle leur eût découvert quelque tare par où les avilir.

Elle devint maussade : le monde déplaît à qui n’y brille point. Elle devint jalouse : tant de preuves la convainquaient quotidiennement de son infériorité. Elle devint mauvaise : on médit de son prochain, quand il possède ce qui vous manque. Et sa laideur se compliqua de cette laideur spéciale que donne une âme méchante, envieuse et renfrognée.

La vie donc ne lui souriait guère. Mais un événement la consola. Elle fut sollicitée en mariage.

C’était un homme simple et bon, d’un grand savoir et d’une grande naïveté. On le vénérait pour ses travaux, on le raillait pour son inexpérience. Ses amis le disaient chaste.

Elle l’accueillit avec réserve. Se jugeant dénuée de toute séduction, elle ne pouvait que suspecter les motifs de cette démarche. Une enquête lui montra son erreur : il possédait d’importants revenus.

Confiante, elle le manda. Ils étaient seuls au bord d’un bois, où chantait un oiseau, où des parfums de fleurs s’entremêlaient, seuls dans la paix de la nature, seuls à l’heure grave où le soleil se couche.