Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je n’ai pas peur de toi, ô chère mort bienfaisante ! Assez souvent je fus ton pourvoyeur. Ne t’ai-je pas sacrifié, au cours de ma longue vie de science, plus de mille vies humaines ?

On regarda le vieux praticien avec épouvante.

— Tu as tué, toi ?

— J’ai tué, moi : j’ai tué plus de mille fois, plus de mille fois, je le jure.

Et, sur son lit d’agonisant, en un dernier effort, il murmura ces choses :

« — Vivre est une torture. La seule consolation, c’est d’alléger un peu, quand on en a la puissance, la torture d’autrui. Je soignai des malades, je pansai des plaies, je guéris de pauvres corps tordus de souffrances…

» Ce n’était pas assez. J’avais une sensation d’inassouvissement dans ma grande faim de soulager. C’est que le temps me dévoilait l’infini de la douleur. Que peut la lutte isolée d’un homme contre l’universelle misère ? Une cicatrice fermée, une jambe remise, qu’est-ce auprès de l’innombrable multitude des fléaux accumulés ? À quoi bon mes tentatives de fourmi pour soulever la pierre de mal qui nous étouffe ? Chair infortunée, martyre éternelle, plaie vivante où chaque heure vient déposer son fiel et son poison ! Je la contemplais souvent, penché sur elle, et j’en avais pitié. L’admirable chose à souffrance, machine si bien agencée pour saisir au vol toutes les poussières nuisibles !

» Mais la faiblesse des malades les induisait en confessions plus effrayantes, et j’appris le supplice de l’âme. Dans une prison de tristesse et de froid, elle subit l’assaut des deuils. Rien ne la peut sauver. La chair a sa souffrance, mais l’âme les a toutes, en leur complexité cruelle.