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Il en parlait toujours comme s’il y eût été, ce qui lui donnait un singulier relief parmi ses voisins. Ses descriptions imaginaires étaient précises. Sur le mur de son bureau pendaient des cartes et des plans de la grande ville. Un point au crayon rouge marquait l’endroit où il habiterait, une fois sa fortune faite. D’ailleurs, il connaissait toutes les rues principales, les boulevards, leur longueur, leur largeur.

Le provincial est inférieur au Parisien la chose est certaine. Mais le provincial qui veut se faire parisien et qui le sera est supérieur à ses congénères. D’après cet axiome, Alcide Chapeau méprisa son entourage de boutiquiers et de rentiers, dédaigna d’épouser une fille du pays et, quand le succès de ses entreprises lui permit de réaliser son rêve, rompit avec toutes ses relations.

Donc, à cinquante ans, Alcide débarquait dans la capitale et louait un logement rue Montmartre, en plein centre, en pleine activité, au cœur de Paris. Il choisit la maison la plus populeuse. Les locataires grouillaient.

Les premiers mois furent délicieux. Il prenait possession de son royaume. Son pied dur sur le pavé, sa canne martelait le trottoir. Il se faisait un point d’honneur de ne jamais demander son chemin à personne, disant : « À quoi bon ? J’irais les yeux fermés. » Aussi se perdit-il souvent.

Une bizarrerie l’étonnait : il n’entrait en rapports avec personne. Sa solitude lui pesa ; il voulut la rompre. Mais une invincible timidité lui liait la langue