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La voix douce et la tendresse du geste détendirent la figure et l’âme du jeune homme. Il dit d’un ton las :

— Travailler ! peut-on rien faire de propre sans modèle ? Mon rêve est beau et noble, et j’en pressens toute la grandeur, mais les détails m’en échappent et je me tue à deviner ce que je ne sais pas. Je veux ceci : produire une femme, non point seulement l’être amoureux, fantasque, séduisant et trompeur, mais aussi la femme en tant que créatrice et que mère du monde, la femme simple et complexe, toute la femme enfin… Comment le pourrais-je ? il m’en faudrait cinq, dix, devant moi, à chacune desquelles je prendrais une ligne ou une expression… Or, je n’en ai pas une…

Elle soupira, prête à s’excuser. Georges l’interrompit :

— C’est mal à moi de me plaindre. Seule et sans secours, tu m’as élevé, tu t’exténues pour me laisser libre de mon temps, et pendant que chaque matin tu recommences la conquête de notre vie quotidienne, je récrimine parce que je n’ai pas de modèle… Je te demande pardon.

Ils se regardèrent affectueusement, lui, tout adolescent, elle très jeune encore. Leurs yeux s’emplirent de larmes. Elle dit :

— Georges, écoute, je t’en amènerai, je te promets d’en amener, car ton rêve est le mien, et j’ai foi en toi et en ton génie… et surtout je ne veux plus que tu sois malheureux.