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Comme je me rassurais, elle parla :

— Écoute, enfant, écoute l’histoire de mon âme… oui, de mon âme. Tu comprendras. Je suis fille des hommes, conçue et engendrée par eux pour déchirer la chair vivante de leurs ennemis. En ce temps-là, j’étais, et longtemps encore je fus de la matière brute, du fer aveugle, et sourd, et insensible.

J’ai su depuis que des centaines de pauvres créatures avaient été dévorées par moi. Et ce sont d’éternels remords. Oh ! la vilaine race qui me fit bourreau, qui me fit machine à torturer ! La chambre retentissait de hurlements, le malheureux se débattait. Penses-tu à son épouvante, à ses yeux éperdus quand on le jetait en moi et que les poignards de mes entrailles venaient vers lui, venaient vers lui ! Je l’engloutissais, j’étouffais ses cris, moi, l’implacable bête. Et nul ne savait le drame infernal qui se passait en mes flancs.

Alors, miracle inouï, insensiblement, au cours des années, de supplice en supplice, un phénomène s’est produit. Écoute bien, enfant, ce que je vais te dire : La douleur humaine était tellement forte que, peu à peu, elle se résolut chez moi en éclairs de conscience. Et, un jour, j’ai été. Comprends-tu ? Comprends-tu ? Mon corps est né de la haine des hommes, et mon âme, de leur douleur. Oui, comme à chacune de mes pointes restaient des lambeaux de chair saignante, il restait aussi dans le mystère de mon être des parcelles d’âme misérable, et ces parcelles créèrent mon âme.

Je fus, je fus. La terreur des villes et des campagnes, sur qui planait ma menace continuelle, l’exécration des peuples, la malédiction des veuves, et des fiancées, et des mères, tout cela me donna la vie. La peur des êtres m’attri-