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Redoutant mon incrédulité, il serra plus fortement ma main contre son front et répéta :

— Oui, les âmes ont une odeur. Pour les âmes affinées par la maladie, par la souffrance, par la sélection des siècles, ainsi pour la mienne que l’obstacle du corps inquiète si peu, les âmes voisines ont une odeur. Les belles me grisent comme une essence rare, les vilaines m’importunent comme un âcre relent. Oh ! les vilaines âmes ici, âmes basses, rabougries, sales, vulgaires, difformes. Depuis des semaines, je marche et je respire au milieu d’émanations affreuses. L’âme du passant que je rencontre laisse derrière elle une traînée pestilentielle. L’âme de tout interlocuteur a mauvaise haleine. Une atmosphère de pourriture pèse dans les endroits publics, dans les rues. Des courants s’entre-croisent ou grouillent les intérêts, les avarices, les égoïsmes, la rancune, l’anonymat, la lâcheté, l’ignorance, la bêtise. Jamais ne s’y mêle l’effluve d’une jolie pensée.

» Et mon âme étouffe. Délicate, elle se flétrit et s’étiole. J’aspire à de l’air, à de l’espace, à de la pureté. Et je veux, je veux encore une fois, je veux mourir ! »

Il avait abandonné ma main et les deux siennes flottaient au-dessus de terre, évocatrices de fantômes, tandis qu’il s’exaltait, les lèvres tordues de dégoût :

— Petites âmes en formation, ébauches d’âmes inconsistantes comme des feux follets, comme eux voltigeant parmi les marais et parmi l’ombre, âmes aveugles, âmes sourdes, âmes de chrysalides, âmes de fœtus, — je vous dois la joie de mourir, car vos puanteurs me donnent la nausée de vivre. Vilaines petites âmes fétides qui composez à peu près l’humanité, quelle délivrance de m’envoler loin de vous vers la grande Âme consciente où se diluent les âmes nobles.

Maurice Leblanc