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totalité des rêves que j’accumule depuis des années. Et je déclare ceci : « Je connaîtrai un bonheur auquel nul ne peut prétendre. »

Du bout de sa canne, il traçait des figures géométriques comme s’il eût démontré quelque théorème.

— Mes sensations seront autant supérieures aux vôtres que la minute même sera plus solennelle relativement à la minute où votre plaisir se manifeste. Comprenez-vous ? Vos joies surviennent dans la monotonie de l’existence. Les miennes jailliront à l’instant le plus grandiose de la vie, la mort ! heure, j’en suis sûr, de plénitude intense, d’émotion religieuse, sacrée. Au moment de mourir, on doit vivre cent fois plus. Les sens s’exaspèrent. Les oreilles entendent jusqu’au silence, les yeux voient jusqu’à l’obscurité, et l’odeur de la matière vous envahit à larges flots. C’est la dernière extase possible. Si on la sait cueillir, auprès d’elle que valent vos mesquines voluptés ?

Il se renversa la tête et continua doucement :

— En prévision de cette allégresse ardente, je me dispose. Ce qui me préoccupe, avant tout, c’est le décor. Je le veux noble, harmonieux, splendide, conforme à mes instincts de beauté et à mon idéal artistique. Mourrai-je sous la blancheur molle d’un paysage lunaire, ou dans l’éblouissement du soleil ? Je ne sais. Je cherche, je tâtonne. L’aurore me tente, on y respire si aisément ! Le crépuscule me sollicite, on y rêve en un tel apaisement !

Et je vais de ville en ville, de pays en pays. Je connais tous les endroits réputés. En tous j’ai imaginé la tragédie de mon trépas, choisi la place, réglé les détails. Ah ! mon âme frémit au souvenir de certaines exaltations, où j’ai souhaité la bien-aimée ! Et j’évoque, et j’espère. À Sorrente, c’est le trouble des parfums. Le myrte et l’oranger versent les philtres qui grisent. Le golfe est bleu. Des voiles blanches se penchent. Je me