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Ainsi il approcha de la cinquantaine, toujours loqueteux et misérable. L’affaiblissement de ses forces lui fit accepter, par intermittence, les dures fonctions de balayeur des rues et d’arroseur public. Enfin, il fut enrôlé comme homme sandwich.

Et il compta parmi ces tristes héros qui déambulent à travers Paris, figures lugubres et barbes emmêlées, déclassés de toutes sortes, qui ont l’air de cacher leur honte entre leurs carapaces de tortue. Cette singulière profession plut à la veulerie d’Achille. Il s’y distingua. Montant en grade, il fut muni d’une carriole surmontée d’une pyramide en carton d’où émergeait, en relief, le buste tentateur de la belle Verania.

Il en conçut une certaine fierté. La belle Verania, apprit-il, brillait au café-concert. L’auréole d’une gloire naissante couronnait son nom. Comme chanteuse endiablée et comme jolie femme, elle conquérait une place enviable.

Achille s’en aperçut au regard des passants. Beaucoup d’hommes s’arrêtaient. Leurs yeux s’allumaient d’une petite lueur de convoitise. Ils jugeaient la ressemblance, disaient entre eux quelque polissonnerie et s’éloignaient en fredonnant le dernier refrain créé par l’étoile. Achille se redressait alors. La voiture lui pesait à peine. Et, que le soleil coulât du plomb sur sa nuque ou que la pluie le baignât de froid, il trouvait les heures courtes et la vie bonne. Le soir, même, une mélancolie l’envahissait à quitter son illustre compagne.

Aussi prit-il l’habitude, le matin, d’arriver avant le moment fixé. Et, de plus près que ses camarades, il nettoyait sa carriole. Le vernis du carton-pâte reluisait. Puis, à l’aide d’un petit plumeau, il époussetait soigneusement la belle Verania. Pas un grain de poussière ne restait logé aux plis du modelage. C’était comme neuf. Et la tournée commençait, chemin de triomphe pour Achille, de torture pour les autres.