Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soire des illusions. Nous disséquions notre âme et celle d’autrui, et néanmoins l’âme de cette femme, nous ne l’avons vue qu’à travers les brouillards de l’illusion. Nous l’avons vue, comme il nous plaisait de la voir. Nous l’avons dotée du caractère, des défauts, des perfections qui correspondent à notre propre idéal. J’aime les brunes, je l’ai faite brune. Tu aimes les simples, tu l’as faite simple. Qu’est-elle, en réalité ? Je ne sais pas. Elle est ce que nous voulons qu’elle soit. Pour nous, hommes, chacun des autres n’existe que par nous. Leur personnalité gît dans notre cerveau, et non dans le leur.

Marescaux interrompit :

— Soit, mais comment fut-elle si différente ?

— Elle n’était pas différente, c’est nous qui le sommes, ce sont nos illusions, nos désirs, nos tendances. Elle, ce n’est qu’une femme, c’est-à-dire un merveilleux instrument sur qui se jouent des airs variés. La femme ment toujours, ou plutôt elle s’adapte aux circonstances, elle se plie aux nécessités, elle subit les influences, elle est comme l’eau qui prend la forme du vase. Elle fut à son insu chaste et rêveuse avec toi, aussi facilement qu’elle était avec moi ardente et perverse. J’irai jusqu’à dire qu’elle était vraiment blonde devant tes yeux et vraiment brune devant les miens.

Ils se turent. Au seuil de sa porte, Marescaux soupira :

— Hélas ! que faire maintenant ?

— Que faire ! s’écria Chancerel. Mais continuer, continuer, pour cette raison indiscutable que nous ne sommes nullement rivaux. Vois-tu, quoi que nous fas-