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Alors elle défit son voile. Elle était belle, surhumainement belle.

Je tombai à genoux, les mains jointes.

— Comme tu es belle ! Oh ! je t’aime !

Elle sourit avec une tristesse navrante :

— Voilà, tu m’aimes maintenant, c’est-à-dire que tu aimes ma figure. Or, de cet amour-là, je suis lasse jusqu’au dégoût. Que m’apportes-tu de nouveau ? Je le sais bien, que je suis belle, plus belle que toutes, incomparablement belle. Je sais bien que nul ne peut me voir sans m’aimer et que ma figure est une idole instantanément adorée ? Quel plaisir, quel orgueil, puis-je trouver en cela, puisqu’il ne se peut pas qu’il en soit autrement ?

Elle continua d’une voix plus sourde :

— Mais mon corps… écoute bien… mon corps, qui s’en occupe ? qui l’aime ? Ne comprends-tu pas qu’il n’a jamais été qu’un accessoire, qu’un instrument ? Comment l’aimerait-on, lui, quand on voit mon visage ? Il est beau, mais sans doute moins parfait, puisqu’il fut toujours dédaigné. Oh ! comme j’en ai souffert pour lui ! Je le sentais jaloux de ma figure. Et je la haïssais de tout l’amour qu’elle lui dérobait. Je le voulais heureux, aimé, comme on l’aime, elle. Je voulais ne plus douter de son charme et me persuader qu’il était digne de tous les hommages. C’est pour cela que je l’offre aux désirs des passants, c’est pour qu’il connaisse l’adoration des foules que je le promène presque nu, c’est pour qu’il sache la joie d’être aimé que je le livre à ton extase et à tes baisers, et que je voile mon visage, rival trop redoutable.