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Ils en arrivèrent à échanger parfois des mots aigres. Ils se trouvaient en opposition si violente sur le sentiment qui dominait leur vie, leurs deux maîtresses étaient des créatures si absolument diverses, si lointaines l’une de l’autre, si irréductibles l’une à l’autre, qu’ils voyaient entre eux s’élargir un infranchissable fossé. Le besoin leur vint d’avoir des opinions, et, les ayant, de s’y cramponner, comme si elles en eussent valu la peine.

Ainsi ils eurent de terribles querelles sur tout ce qui divise l’humanité. Ils ne faisaient nulle concession. Leur amour était là, tout puissant, modelant leur âme, leur intelligence. Chacune des deux aimées représentait pour son champion l’ensemble des idées qu’il défendait, et il ne fallait point la renier ni la trahir. Invisibles, elles assistaient à ces batailles, elles ranimaient les courages, elles soufflaient les paroles qui attisent les haines, — même, plutôt qu’eux, elles combattaient l’une contre l’autre, les deux rivales, les deux ennemies mortelles !

Or, un soir, du carnet de Marescaux, un portrait tomba. Chancerel s’en empara, éperdu :

— Qui est-ce, cette femme ?

— Ma maîtresse, parbleu.

De sa poche, Chancerel tira une photographie.

— Tiens, compare.

Marescaux examina. C’était la même. Ils aimaient la même femme !

La même femme ! Ils se regardaient, stupides, muets, l’œil vide de pensées, le cerveau hanté de ces seuls mots : La même femme ! Leur aventure les épouvantait, comme un mystère devant lequel on tremble et que l’on n’ose scruter. Enfin Chancerel dit :