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De petites habitudes le disciplinèrent, premier remède contre les courbatures morales. Il régularisa ses repas, ses promenades, son sommeil, et s’en trouva bien. Il comprit alors l’ordre de son docteur. La fréquentation d’un lac est favorable à l’âme en quête de paix. On n’y trouve ni la brusquerie déséquilibrée de la mer ni la monotonie bête du fleuve qui coule. Le lac est immobile. C’est la vie au repos.

Son âme se façonna sur ce modèle. Du calme la baigna. Elle devint nonchalante. Et le vol des idées l’effleurait à peine.

Mais aussi le bleu du lac la pénétra de poésie. La lune s’y mire du haut du ciel. L’air est un parfum. Les bruits sont berceurs. Il palpita, grisé d’infini.

Instantanément, son rêve, avide de précision, se posa sur une jeune femme, qui mangeait seule, à la table voisine. Il ne l’avait pas encore remarquée, quoique aussitôt, elle lui parût belle et d’une tristesse attirante. Elle ne parlait à personne, ne restait à table que le temps nécessaire et ne se montrait ni dans les salons ni dans le parc. Il s’étonna de ses yeux sombres et de la sorte de sourire amer où ses lèvres s’oubliaient par moments. Mais, le plus souvent, sa figure demeurait close, impénétrable.

En voyage, tout être, même insignifiant, occupe l’attention. S’il offre une énigme, la curiosité s’excite. Il se demandait : « Qui est-elle ? Derrière son masque, est-ce de la douleur ou de la joie qui se cache ? Pourquoi cette solitude ? Par désespoir ? par amour ? par goût ? » Sur le miroir des prunelles, il cherchait à surprendre le trouble d’une émotion. Elles gardaient leur impassibilité. En raison de cette froideur, il lui attribua une forte personnalité, ce qui la distinguait de la foule ambiante.