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C’est une des affreuses visions qui me hantent, la première. Et elle ne me hante pas seulement comme un souvenir imprimé dans mon cerveau, mais comme une réalité présente, actuelle, que je revis à toute minute. Il est là, devant moi, la tête ployée, les yeux grands ouverts. Et il me tire la langue, une langue bleuie et gonflée. Puis-je espérer quelque bonheur, avec ce cadavre dont la silhouette danse sur les murs, sur les journaux, sur tout objet où se pose mon regard ?

Je ne retournai plus à l’école. Madame Jumelin loua un appartement à Rouen et je suivis les cours du lycée Corneille.

Ma mère ne manquait point de venir m’y rechercher. Je me la représente encore, debout sur le trottoir, vêtue de son éternelle redingote. Elle s’emparait de mes livres. Nous marchions en causant, je lui racontais les incidents de la classe. Aussitôt arrivés, nous nous installions auprès de la fenêtre, devant une petite table. J’écrivais mes devoirs sous sa surveillance et je lui récitais mes leçons.

Avec l’âge cependant se développaient mes tendances à l’inquiétude. Je cherchais tout ce qui pouvait me chagriner. Inévitablement je ne tardai pas à réclamer la vérité sur ma naissance.

— Qui suis-je ? Un enfant trouvé : Le fils de l’un de vous ?

Après de longues hésitations, madame Jumelin me révéla ce qu’elle savait. J’insistai :

— Soit, ma mère est une bonne quelconque que vous avez eue à votre service. Mais de vous deux, qui est mon père ?

Elle répondit en rougissant :

— Je ne sais pas.