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Ainsi moi, je me souviens. Un seul souvenir mit en jeu toutes mes facultés intellectuelles et physiques. Mes yeux ne voient que cela, mes oreilles n’entendent que leurs paroles, l’acte se consomme devant moi. Mon Dieu, comme ce serait bon d’oublier ! Mais l’eau bienfaisante n’existe pas qui effacerait le passé et me laverait l’âme des odieuses visions dont elle est flétrie. Donc il me faut mourir.

Quand vous aurez lu mon histoire, vous m’approuverez.

Il y a une trentaine d’années, habitaient ici, dans cette maison même, deux vieux garçons, les frères Auguste et Joseph Jumelin, que l’on désignait sous la dénomination bizarre de M. et madame Jumelin. Auguste, maigre et sec, avait un grand corps efflanqué, aux jambes et aux bras noueux, la figure coupante et sans lèvres, la peau du front crevée d’os. Joseph, que tous appelaient Joséphine, était gros, gras, glabre, toujours vêtu d’une redingote serrée à la taille et ballante sur les jambes comme une jupe.

Auguste, très actif, se levait à sept heures, se rendait au bourg où le sollicitaient un commerce de fruits et des fonctions d’adjoint, et présidait une ligue fondée par lui, la « Ligue pour le développement des idées libre-penseuses du canton de Duclair ». C’était un homme sombre. On le disait atteint d’une maladie noire.

Son frère Joseph, ou plutôt Joséphine, d’un naturel plus joyeux, se distinguait par ses aptitudes de ménagère. En bonne épouse, elle gardait la maison. Dès le matin, elle s’affublait d’un tablier, trottinait à travers les chambres, un trousseau de clefs à la main, et